Étienne-Nicolas Méhul

Joseph

Drame en trois actes, en prose

Libretto von Alexandre Duval

Uraufführung: 17.02.1807, Opéra Comique, Paris

Personnages

Jacob, pasteur de la vallée d'Hébron

Joseph, fils de Jacob, Ministre d'Egypte

Benjamin, fils de Jacob

Ruben, fils de Jacob

Siméon, fils de Jacob

Nephtali, fils de Jacob

Utobal, confident de Joseph

Un officier des gardes de Joseph

Jeunes filles de Memphis,
Sept fils de Jacob,
Israélites,
Égyptiens,
Soldats, Personnages muets

La Scène est, au 1.er et au 3.e Actes, à Memphis, dans le palais de Joseph; au 2.e Acte, hors des murs de Memphis.
Acte I.er

Le théâtre représente l'intérieur du palais de Joseph.

Scene première.

JOSEPH, seul.

Air.

Vainement Pharaon, dans sa reconnaissance;
S'empresse à flatter mes désirs;
Au milieu des honneurs, de la magnificence,
Mon coeur est tourmenté par d'amers souvenirs.
Champs paternels, Hébron, douce vallée!
Loin de vous a langui ma jeunesse exilée,
Comme au vent du désert se flétrit une fleur.
O mon père! ô Jacob! dans une pure ivresse,
Tu m'appelais l'espoir, l'appui de ta vieillesse,
Et sans moi tu vieillis en pleurant mon malheur!
Frères jaloux, troupe cruelle!
C'est vous, dont la main criminelle
A son amour m'osa ravir.
Avez-vous pu voir sans frémir,
Ses pleurs, sa douleur paternelle?
Ingrats! je devrais vous haïr,
Et pourtant, malgré mes alarmes,
Malgré cet affreux souvenir,
Si vous pouviez vous repentir,
Je serais touché de vos larmes.

Scène II.

Joseph, Utobal.

UTOBAL. Quoi! toujours, Seigneur, ce sombre chagrin? Qui peut espérer d'être heureux, si le grand Cléophas ne l'est pas? Ministre de Pharaon, vous partagez la puissance avec lui. Votre sage prévoyance a sauvé l'Egypte de la famine. Les grands vous respectent; le Roi vous aime, le peuple vous adore; les honneurs réservés aux rois seuls se préparent pour vous; et demain, d'un char de triomphe, vous pourrez contempler tous les heureux que vous avez faits.
JOSEPH. Par mes soins, il est vrai, les Egyptiens connaissent l'abondance. Mais, mon cher Utobal, dans les autres climats n'est-il pas d'autres hommes?
UTOBAL. Et que vous importe, Seigneur? êtes-vous chargé du soin de veiller au salut de tout l'univers?
JOSEPH. Je le vois: tu ignores ma destinée, ou tu feins de l'ignorer.
UTOBAL. Je sais seulement qu'éclairé par un Dieu inconnu sur les bords du Nil, vous prédîtes, il y a neuf ans, à Pharaon, le sort réservé à ses peuples. Votre sagesse lui parut si grande, qu'il vous donna son anneau, qu'il vous appela du nom de Cléophas, et qu'il vous remit le soin de son empire.
JOSEPH. Quoi! tu ne sais pas que, né parmi les Hébreux, je fus conduit sur ces bords? Ignoré dans la foule des esclaves, victime de l'odieuse perfidie d'une femme, je languis plusieurs années dans une affreuse prison, et je n'en sortis que pour parvenir aux honneurs les plus grands.
UTOBAL. Je l'ignorais, Seigneur.
JOSEPH. Eh bien! apprends mes infortunes. Je suis né d'un sang qu'en ces lieux on ne peut nommer illustre, puisque je dois le jour à l'un de ces pasteurs dont les troupeaux nombreux couvrent les rives du Jourdain. Jacob est le nom de mon père. Petit-fils d'Abraham, par ses rares vertus, comme son aïeul, il eut des droits à la faveur céleste, et, comme lui, il fit alliance avec le Seigneur. Douze enfans composaient sa famille. J'étais l'aîné des deux fils de Rachel sa bien-aimée. Jacob me chérissait tendrement; mes frères en conçurent de la jalousie, et, sans le mériter, j'attirai sur moi leur haine. Tu vas en connaître l'effet.

Romance.

A peine au sortir de l'enfance,
Quatorze ans au plus je comptais;
Je suivis avec confiance,
De méchans frères que j'aimais.
Dans Sichem, au gras pâturage,
Nous paissions de nombreux troupeaux;
J'étais simple comme au jeune âge,
Timide comme mes agneaux.

Près de trois palmiers solitaires,
J'adressais mes voeux au Seigneur:
Tout-à-coup saisi par mes frères,
O souvenir rempli d'horreur!
Au fond d'un sombre et froid abîme,
Ils me plongent dans leurs fureurs,
Quand je n'opposais à leur crime
Que mon innocence et mes pleurs.

Hélas! près de quitter la vie,
Au jour enfin je fus rendu.
A des marchands de l'Arabie,
Comme un esclave ils m'ont vendu.
Tandis que du prix de leur frère,
Ils comptent l'or qu'ils partageaient,
Hélas! moi, je pleurais mon père!
Et les ingrats qui me vendaient.
UTOBAL. Eh quoi! Seigneur, depuis que vous jouissez de la faveur de Pharaon, depuis que votre main s'étend sur tout l'univers, vous ne vous êtes point vengé de ces perfides?
JOSEPH. Utobal, ils sont mes frères.
UTOBAL. Votre Dieu les a punis, sans doute. La fa mine qui désole le monde entier. …
JOSEPH. Cruel! songe-tu qu'ils vivent près de mon père? Hélas! bien loin d'accroître leurs maux, j'ai su les soulager. Des émissaires envoyés secrètement ont ramené l'abondance dans le Chanaan; mais depuis quelque tems, cher Utobal, que mes ennemis, jaloux de mon élévation et du bien que j'ai fait, empêchent Pharaon de regarder tous les malheureux comme ses sujets; depuis qu'il a défendu de porter aucun secours aux étrangers, ma famille entière languit en butte aux premiers besoins de la vie. Mon père succombe peut-être aux horreurs de la faim. Ah! cette idée me fait verser des pleurs.
UTOBAL. Calmez, Seigneur. …
JOSEPH. Je l'ai résolu, Utobal; il faut que tu partes à l'instant pour la vallée d'Hébron; il faut que tu voies Jacob, hélas! s'il vit encore. Il faut que tu lui dises qu'il vienne avec sa famille, ses serviteurs et ses troupeaux. Ah! si le destin de tout un peuple ne me retenait pas en ces climats, je serais allé me précipiter à ses pieds. – Mais voici l'heure où tout le peuple rassemblé sur les places publiques attend avec impatience les secours que mes soins prévoyans lui ont réservés: je cours où mon devoir m'appelle. Toi, cher Utobal, reste ici; rassemble tes esclaves et tes chameaux, et songe enfin que de ton zèle dépend peut-être le bonheur de ma vie.

Scene III.

UTOBAL, seul. Quel homme! quelles vertus! oui, sans doute, c'est un Dieu qui l'inspire; et depuis qu'il gouverne l'Egypte, il y fait régner à la fois l'équité, l'innocence et la paix. Mais songeons à remplir ses ordres, et que bientôt. …

Scene IV.

Utobal, un officier.

L'OFFICIER. Seigneur, des étrangers demandent à parler à Cléophas: en vain je leur refuse l'entrée de ce palais, ils ne veulent point se retirer.
UTOBAL. Et que prétendent donc ces téméraires?
L'OFFICIER. Je l'ignore. Ils paraissent bien malheureux; leurs vêtements annoncent la pauvreté, et mes refus les font pleurer et gémir.
UTOBAL. Mais enfin quelle est leur patrie?
L'OFFICIER. Ils se disent Hébreux; ils arrivent de Chanaan.
UTOBAL. Ils arrivent de Chanaan! Allez; qu'on les introduise dans cet appartement, et qu'ils obtiennent de vous et des honneurs et des respects. À part. Quelle nouvelle! L'officier sort. Courons vîte en instruire Cléophas. Je vais calmer ses inquiétudes en lui portant l'espoir de connaître bientôt les destins de son père. Il sort.

Scene V.

L'officier, les étrangers.

L'OFFICIER, aux étrangers. Etrangers, rassurez- vous; le grand Cléophas consent à vous voir, à vous entendre: bientôt il va paraître à vos regards. Il sort.

Scene VI.

Les fils de Jacob.

RUBEN. Oui, mes frères, prenons confiance au Dieu de nos pères. Le grand Cléophas, ce bienfaiteur de l'Egypte, nous accordera sans doute un asile dans cette contrée, qui, malgré sa stérilité, peut encore offrir le bonheur.
NEPHTALI. Oui, Dieu l'a dit à notre père, à l'instant qu'il sacrifiait sur la pierre d'alliance: Jacob, c'est en Egypte que tu trouveras la fin de tes maux.
SIMÉON. Et moi, c'est en Egypte que j'éprouve toutes les horreurs du remords.
RUBEN. Pourquoi donc es-tu plus malheureux ici?
SIMÉON, bas à ses frères. N'est-ce pas dans ces climats que Joseph. …
NEPHTALI. Eh quoi! toujours penser au malheureux Joseph! Dieu nous a pardonné, sans doute, puisqu'il nous a conduits dans cette terre hospitalière.
SIMÉON. Non; le Seigneur a retiré sa protection aux coupables fils de Jacob.
NEPHTALI. N'es-tu pas le témoin de ses bontés? il nous sauve de la famine qui désole Chanaan.
SIMÉON. C'est moi, c'est vous tous qui êtes les auteurs des calamités qui affligent le genre humain.
RUBEN. Et quels grands crimes avons-nous donc commis?
SIMÉON. Tu le demandes, Ruben, et tu le demandes à Siméon?
NEPHTALI. Quoi donc! une seule faute doit-elle empoisonner toute notre vie?
SIMÉON. Vous appelez une faute, abuser de la force et du nombre contre l'innocence et la jeunesse! Ah! si ce n'est qu'une faute, elle pèse sur mon coeur comme un crime, et empoisonne tous les instans de ma vie.
RUBEN. Calme-toi, Siméon, au nom de notre Dieu qui pardonne.
NEPHTALI. Par les cheveux blancs de notre père, qui nous maudirait tous.
SIMÉON. Pourquoi, si vous craigniez de voir paraître mes remords, m'avoir conduit dans ces climats qui me rappellent mon forfait? Que ne m'abandonniez- vous dans les vallons de Sichem? que ne m'y laissiez-vous devenir la proie de la famine et du désespoir?
RUBEN. Ingrat! tu nous reproches l'amitié que nous avons pour toi!
SIMÉON. L'amitié que vous avez pour moi! Il fallait donc me la prouver à l'instant où, par mes perfides conseils, j'excitai votre haine contre le vertueux Joseph.
NEPHTALI. Tu m'as vu pleurer sur son sort, et même, pardonne-moi, je t'ai maudit, Siméon.
SIMÉON. Et que pouvait ta malédiction? l'Eternel m'avait déjà frappé de la sienne. Au lieu de me maudire, il fallait me percer du même poignard dont je voulais assassiner Joseph.
NEPHTALI. N'étais-tu pas mon frère?
SIMÉON. Joseph n'était-il pas le mien?
RUBEN. Combien ton égarement nous afflige!
NEPHTALI. Siméon, reviens à toi.

Morceau d'ensemble.

SIMÉON.
Non, non, l'Eternel que j'offense
M'accabla du poids de mes maux;
Et sur mon front, dans sa vengeance,
Son doigt divin traça ces mots:

»Mortels, fuyez un misérable;
Il n'a plus de parens, d'amis;
Des bras d'un père inconsolable
Il ravit le plus tendre fils!«
LES FRÈRES.
O Siméon! malheureux frère!
Calme cette affreuse douleur.
Quand tu parles de notre père,
Ah! tu nous déchires le coeur!
SIMÉON.
Quand pour appaiser ma souffrance,
Je cours embrasser mes enfans,
De Dieu la terrible puissance
Me suit dans leurs bras caressans.
Malgré leur naïve innocence,
Je sens redoubler mon effroi;
Je lis aux traits de leur enfance
Qu'ils seront ingrats comme moi.
LES FRÈRES.
Console-toi, malheureux frère! …
SIMÉON.
Je suis puni par le Seigneur.
LES FRÈRES.
Ah! songe à nous, songe à ton père!
SIMÉON.
Sur moi pèse son bras vengeur.

On entend des fanfares.

LES FRÈRES.
Paix, Siméon! faisons silence.
Déjà la garde vient vers nous.
C'est le ministre qui s'avance:
Siméon, garde le silence.
SIMÉON.
Frappé du céleste courroux,
Pourrai je garder le silence?
LES FRÈRES.
Faut-il embrasser tes genoux?
Cruel! veux-tu nous perdre tous?

Scene VII.

L'officier, les précédens.

L'OFFICIER. Etrangers, Cléophas va bientôt paraître à vos regards. Songez à lui rendre les honneurs qu'il a droit d'attendre de tous les hommes; songez qu'il représente le grand Roi dont il est le plus ferme appui … Inclinez vos fronts devant sa puissance. … Le voici. …

Scene VIII.

Cléophas, Utobal, les précédens.

UTOBAL, bas à Joseph. Oui, Seigneur, voilà ces étrangers qui se disent Hébreux.
JOSEPH. A leur aspect que mon coeur est ému! Si, parmi eux, j'allais reconnaître quelques-uns de mes frères!
RUBEN. Seigneur, nous embrassons vos genoux.
JOSEPH, s'avançant vers eux. Etrangers, relevez- vous Se retournant, à Utobal. Que vois-je, Utobal? mes yeux ne me trompent point: ce sont mes frères.
UTOBAL. Est-il possible?
RUBEN. Vous voyez des malheureux qui viennent au nom de tout un peuple implorer votre assistance.
JOSEPH, bas à Utobal. Voilà Ruben, l'aîné de mes frères.
NEPHTALI. Fils d'un simple pasteur, nous ne connaissons point les richesses. Nous déposons à vos pieds ce que nous avons de plus précieux. Dédaignerez-vous, Seigneur, les parfums que, dans nos solennités, nous brûlons en l'honneur de l'Eternel?
JOSEPH, bas à Utobal. C'est la voix de Nephtali: c'est le seul qui répandit les larmes sur mon sort.
UTOBAL, bas à Joseph. Cachez votre émotion, Sei gneur.
RUBEN. Ministre bienfaisant! ô vous! dont la sage prévoyance a sauvé tous les peuples d'Egypte, nous pardonnerez-vous si, sur le bruit de votre renommée, nous sommes accourus vers vos climats? Hélas! la terre d'Hébron, la plaine de Dothaïm, les vallons de Sichem, tous ces beaux lieux, si riches autrefois, sont frappés de stérilité. La famine détruit tous les jours les enfans du Seigneur. Israël est forcé d'abandonner sa patrie et l'autel élevé par ses mains à la gloire de l'Eternel.
JOSEPH, à part. O malheureuse contrée! Haut. Eh quoi! tout votre peuple s'est jeté dans l'Egypte? Mais quels sont donc vos titres à la bienfaisance de Pharaon?
RUBEN. Ceux du malheur. Ah! ne rejetez pas les enfans de Jacob.
JOSEPH. Jacob est donc le nom de votre père?
RUBEN. Oui, Seigneur. Ce vénérable vieillard, comme vous chéri de tout un peuple, accueille le malheur, loue Dieu, aime ses enfans, et fait tout pour le bonheur des hommes.
JOSEPH, à part. O mon père!
NEPHTALI. Le ciel a daigné le conserver à ses enfans.
JOSEPH, à part. Je te rends grâces, ô mon Dieu!
NEPHTALI. Les nombreuses années qui l'accablent, sans rien ôter à la force de son âme, ont seulement affaibli ses organes. Hélas! il ne peut plus voir ses enfans.
JOSEPH. Et comment avez-vous pu quitter votre père, le laisser sans appui dans votre malheureux pays?
RUBEN. Seigneur, Jacob est avec nous: notre Dieu l'ai permis.
JOSEPH. Pourquoi ne le vois-je pas ici? l'auriez-vous laissé seul?
RUBEN. Notre plus jeune frère, Benjamin, ne le quitte jamais.
JOSEPH, bas à Utobal. Benjamin! cet enfant que ma mémoire me rappelle maintenant. … Ah! mon coeur peut à peine supporter l'excès de son bonheur! Haut. Et verrai-je bientôt votre père?
RUBEN. Accompagné de nos femmes, de nos enfans et de nombreux serviteurs, il traverse encore le désert. Nous avons cru, Seigneur, devoir le précéder pour implorer votre protection pour sa famille entière.
JOSEPH. Vous l'obtiendrez, fils de Jacob; oui, vous obtiendrez un asile auprès de moi.
RUBEN. Vous nous permettez donc, Seigneur, de dresser nos tentes dans cette plaine d'où l'on découvre la riche Memphis?
JOSEPH. Je pourvoirai moi-même à vos besoins, étrangers; vous apprendrez combien j'honore la vieillesse et le malheur.
RUBEN. Ah! Seigneur, notre reconnaissance. … Tous les Frères se précipitent à genoux.
JOSEPH, attendri. Relevez-vous, mes f… Utobal, quel moment! mon coeur ému… Mes f… étrangers, relevez-vous. Mais, dites-moi, tous les fils de Jacob sont-ils devant mes yeux? votre vénérable, père n'en, a-t-il point à regretter?
NEPHTALI. Pardonnez-moi, Seigneur, la mort nous a ravi notre frère Joseph.
SIMÉON, égaré. Qui parle de Joseph?
JOSEPH, à part. C'est Siméon: malgré moi j'ai frémi.
SIMÉON, s'avançant. Oh! non, la mort ne l'a point ravi: il vit, je l'espère; c'est la seule consolation qui me reste.

Finale.

UTOBAL.
Quel trouble vous saisit, Seigneur!
JOSEPH.
Ah! son aspect me fait horreur.
LES FRÈRES, à Siméon.
De grâce, calme ta fureur.
Déjà le trouble qui t'égare
Dans ces lieux répand la terreur.
JOSEPH, bas à Utobal.
C'est Siméon, c'est le barbare
Qui voulut me percer le coeur.
UTOBAL, bas à Joseph.
Dites-moi quel est le barbare
Qui voulut vous percer le coeur?
JOSEPH, à Utobal.
Tes yeux doivent le reconnaître.
Vois, sur son front est la pâleur:
Son aspect est celui d'un traître;
Le désespoir est dans son coeur.
LES FRÈRES, à Siméon.
Hélas! crains de faire paraître
Et tes remords et ta douleur.
SIMÉON.
Ah! De mes transports suis-je maître,
Quand le remords est dans mon coeur!

Ensemble.

JOSEPH.
Reprenons mon empire
Sur ce coeur agité,
Et d'un frère en délire
Plaignons la cruauté.
UTOBAL.
Reprenez votre empire
Sur ce coeur agité,
Et d'un frère en délire
Plaignez la cruauté.
LES FRÈRES.
Ah! reprends l'empire
Sur ton coeur agité,
Et vois de ton délire
Cléophas irrité.
SIMÉON.
Reprenons l'empire
Sur mon coeur agité,
Hélas! de mon délire
Je suis épouvanté.
JOSEPH, noblement.
Allez tous au-devant d'un père,
Et dites-lui que Cléophas
Offre à son peuple qu'il révère
Un asile dans nos climats.
LES FRÈRES.
Ah! Seigneur, quelle est notre joie!
Pour Israël, quel heureux sort!
Sans vous, nous serions tous la proie
De la famine et de la mort.
JOSEPH.
Cher Utobal, quelle est ma joie!
D'un père, je change le sort.
Sans moi, Jacob serait la proie
De la famine et de la mort.
UTOBAL.
Tout un peuple dans l'abondance,
Seigneur, vous adresse ses voeux.
Hors du palais, la foule immense,
Des chants de la reconnaissance
Déjà fait retentir ces lieux.
CHOEUR du dehors.
Honneur au bienfaiteur du monde!
Honneur au sauveur des humains!
JOSEPH, à Utobal.
Il faut que ton zèle seconde
Pour mon père mes tendres soins.
LES FRÈRES.
Rassurons-nous: tout nous seconde;
Cléophas change nos destins.
CHOEUR du dehors et des Frères.
Honneur au bienfaiteur du monde!
Honneur au sauveur des humains!

Fin du premier acte.

Acte II.

Le théâtre représente la vue extérieure de Memphis. Sur le devant sont des tentes; la première est très-riche: elle est fermée. Il est nuit.

Scene première.

Utobal, Joseph.

JOSEPH. Utobal, dispose ma garde autour de ces lieux; empêche que les habitans de Memphis ne viennent troubler le culte des Hébreux.
UTOBAL. Vos ordres seront suivis, Seigneur. – Mais dois-je vous laisser seul parmi ces étrangers?
JOSEPH. Tu sais qu'ils ne le sont pas pour moi.
UTOBAL. Mais au milieu de cette obscurité, pourrez- vous, Seigneur, vous reconnaître? Ce camp jeté sans ordre. …
JOSEPH. Laisse à mon coeur le soin de me conduire à la tente de mon père.
UTOBAL. C'est la vôtre, Seigneur. – Jacob est loin de se douter qu'il repose sur les riches coussins qui servent à son fils dans nos solennités.
JOSEPH. Eh! que lui fait la pompe orgueilleuse des Rois? Il ne voit que la gloire de son Dieu, que le bonheur de ses enfans. Un doux frémissement lait déjà palpiter mon coeur … Oui, l'espoir de le revoir bientôt. …
UTOBAL. Ne cédez pas, Seigneur, à votre émotion. La joie a des effets funestes, et votre père, affaibli par l'âge et la douleur … Attendez au moins que rendu dans votre palais …
JOSEPH. Ah! pourrai-je contenir les élans de mon coeur? Mais, retourne à Memphis.
UTOBAL. N'oubliez pas, Seigneur, qu'au lever du soleil le triomphe vous attend. Déjà tout se prépare, et le peuple, impatient de contempler les traits de son bienfaiteur. …
JOSEPH. Aujourd'hui, que ces honneurs me pèsent! Maintenant je ne puis éprouver qu'un plaisir: celui de me retrouver dans le sein d'Israël. Mais le tems presse; pars, et reviens aux premiers rayons du jour. Utobal sort.

Scène II.

JOSEPH, seul. Je vais donc revoir ce vieillard vénérable, qui, dès ma plus tendre enfance, m'a tant montré d'amour! … O Jacob! bientôt tu vas revoir ton fils bien-aimé! – Pourrai-je résister à ma tendresse? il le faut pourtant. Mais, que vois-je? cette riche draperie qui brille dans les ténèbres … N'en doutons pas, c'est l'asile de Jacob. Entrons, appelons … Mais, non: dois-je troubler son repos?

Scene III.

Siméon, Joseph.

SIMÉON. Tous les enfans d'Israël dorment en paix: moi seul je veille. – O Siméon! la main de l'Eternel s'est appesantie sur toi!
JOSEPH. Je veux obtenir de lui la grâce de mes frères.
SIMÉON. Je crains toujours de rencontrer des hommes. Je crois toujours les entendre me reprocher mon crime, et, malgré moi, mon fatal secret est prêt à m'échapper.
JOSEPH. O Siméon! c'est toi que je plains le plus!
SIMÉON. Siméon! on m'appelle: écoutons.
JOSEPH. En vain tu veux te fuir, le remords est dans ton coeur.
SIMÉON. Oui, oui, le remords m'accable.
JOSEPH. Joseph, sans cesse présent à ta pensée, porte le désespoir dons ton âme.
SIMÉON, s'avançant vers Joseph. O qui que tu sois! qui lis dans le coeur des coupables, ne révèle pas mon crime!
JOSEPH. Qui donc est ici?
SIMÉON. N'as-tu pas nommé Siméon? n'as-tu pas parlé de mes remords?
JOSEPH, reconnaissant Siméon. Infortuné! c'est toi.
SIMÉON. Oh! je t'en supplie, puisque tu as pénétré le secret de mon coeur, ne le dis à personne: je ferais horreur à la nature.
JOSEPH. Malheureux Siméon!
SIMÉON. Cache-le surtout à mon père; il en mourrait.
JOSEPH. Va, tu n'as pas un ennemi dans moi.
SIMÉON. Il faut que tu sois un enfant du Seigneur, puisque tu as pu deviner un crime qui m'oppresse depuis quinze ans.
JOSEPH. Ton malheur m'intéresse et m'arrache des larmes.
SIMÉON. Moi, je n'en verse plus. Dieu me les a retirées: mes yeux sont secs, et mon coeur est brûlant.
JOSEPH. Que je te plains, Siméon!
SIMÉON. Ne prononce pas mon nom. Mon vertueux père est là qui repose: son fils Benjamin dort à ses pieds. Ne frappe pas leur oreille du nom d'un criminel.
JOSEPH. Quoi! n'ose-tu plus paraître devant ton père?
SIMÉON. Non: sa présence irrite mes maux. – Je ne viens que la nuit, quand il sommeille, contempler sa face vénérable; et dès que le jour paraît, comme les animaux féroces, je me retire dans les forêts.
JOSEPH. Mais ses paroles pourraient te consoler.
SIMÉON. Oh! non; il me parlerait de Joseph.
JOSEPH. De Joseph?
SIMÉON. Eh! oui, de mon frère, que j'ai sacrifié à ma haine.
JOSEPH. Le tems n'a donc point calmé tes regrets?
SIMÉON. C'est ici que je souffre le plus; c'est ici que Joseph est partout présent à mes regards: ma mémoire fidèle empoisonne chaque instant de ma vie des souvenirs du passé. Je le vois, ce bel adolescent, l'orgueil et l'amour de son père; je le vois dans les vallons de Sichem suivre nos troupeaux; je vois l'endroit où, près de trois palmiers, je me précipitai sur lui: j'entends ses cris innocens; il appelle: Mon père! mon père! sauvez-moi … Se tournant vers la tente. Imprudent! s'il m'avait entendu! … Paix! paix! Jacob repose encore.
JOSEPH. Infortuné! … que ta situation est cruelle! Mais ton coeur est repentant, Joseph te pardonnera. – Oui, le ciel bientôt … Siméon, viens, ne t'éloigne pas de moi; c'est un ami qui t'en prie, et qui saura te consoler.
SIMÉON. Ah! ta voix pénètre mon coeur … elle y fait naître un peu de calme. – Oui? dans ce moment, je suis moins malheureux. O mon Dieu! si je pouvais pleurer! On entend un prélude d'instrumens éloignés. Mais le jour ne va pas tarder à paraître. Mes frères vont bientôt, dans une fervente prière, célébrer l'Eternel: je dois quitter ces lieux.

Il commence à faire jour dans le fond du théâtre.

JOSEPH. Pourquoi ne pas te joindre à leurs chants?
SIMÉON. Non, mon coeur est coupable. Dieu rejeterait mes voeux. N'a-t-il pas repoussé le sacrifice de Caïn? La clarté frappe la tente de Jacob. Mais, que vois-je? … Déjà la première lueur me permet de distinguer … O ciel! à ces riches vêtemens, à cet aspect auguste, je ne me trompe point, je reconnais le bienfaiteur d'Israël. O vous! Seigneur, qui savez mon crime, qu'il ne vous irrite pas contre ma famille: ne faites pas tomber sur elle le poids de mon forfait. Ayez pitié de mon malheureux père. Pardonnez à tous mes frères: laissez-moi vous fuir. – L'Eternel saura bien m'atteindre, et sa justice m'attend dans le fond des déserts. Il sort vivement.

Scene IV.

JOSEPH, seul. Arrête, Siméon! Il ne m'entend plus … Bientôt mes soins le rendront à la tranquillité. Déjà le jour plus grand …
CHOEUR DE VIERGES, dans l'éloignement.
Dieu d'Israël! père de la nature,
Rends les moissons à nos champs,
Rends à nos prés leur verdure,
Et sauve encore tes enfans!
JOSEPH. Les chants du matin se font entendre; ils m'attendrissent; ils me rappellent les premières émotions de mon coeur.
CHOEUR DES HOMMES dans l'éloignement.
Dieu d'Israël! père de la nature, etc.
JOSEPH. O tems heureux de ma jeunesse! je mêlais ma voix à celle de mes frères.
CHOEUR D'HOMMES ET DE FEMMES, plus rapproché.
Dieu d'Israël! père de la nature, etc.

Scene V.

Joseph, Benjamin.

BENJAMIN, sortant de la tente qui reste fermée. Les chants de mes frères font retentir ces lieux qui me sont inconnus. Mon père repose encore … Dors en paix, Israël, tu as touché une terre hospitalière.
JOSEPH. C'est donc là ce Benjamin, ce jeune enfant que j'ai si souvent porté dans mes bras, et dont la bouche bégayait à peine mon nom.
BENJAMIN, regardant la tente. Quelle richesse! mes yeux éblouis peuvent à peine supporter un éclat aussi nouveau pour moi.
JOSEPH. L'innocence est peinte sur son front. Dans ses jeunes traits, je reconnais Rachel, la bien-aimée de mon père, notre mère commune.
BENJAMIN. Quel est donc cet homme bienfaisant qui accueille les enfans de Jacob avec tant de grandeur et de magnificence? Il se retourne du côté opposé; appercevant Joseph. Mais, quel est mon étonnement! qui donc? …
JOSEPH. Rassure-toi, jeune Benjamin.
BENJAMIN. Etranger, tu sais mon nom? et pourtant je ne t'ai jamais vu. – A ce riche vêtement, je vois que tu es habitant des bords du Nil.
JOSEPH. Oui, depuis long tems j'habite Memphis; mais mon coeur chérit le peuple du Chanaan.
BENJAMIN. Tu habites Memphis? Tu as vu sans doute le grand ministre qui nous accueille avec tant de bonté?
JOSEPH. Oui, je le connais, Benjamin.
BENJAMIN. Dis-lui combien nous l'aimons tous; dis-lui que mon père bénit son nom, et que, de retour dans notre patrie …
JOSEPH. Dans ta patrie, Benjamin?
BENJAMIN. Oui, dans cette terre jadis heureuse, qui nous fut donnée par notre Dieu même.
JOSEPH. Tu regrettes la vallée d'Hébron?
BENJAMIN. C'est là que je suis né.
JOSEPH. Près de moi, tu l'auras bientôt oubliée?
BENJAMIN. Jamais. Nous y avons laissé les ossemens de nos pères et l'autel du Seigneur.
JOSEPH, le prenant dans ses bras. Mon cher Benjamin!
BENJAMIN. Tu me presses dans tes bras: d'où le vient donc ce tendre intérêt que je semble t'inspirer?
JOSEPH. De ta jeunesse, de ton innocence. Oh! combien Jacob doit te chérir!
BENJAMIN. Dans son coeur j'ai remplacé Joseph.
JOSEPH. Joseph?
BENJAMIN. Oui, un frère chéri, que nous avons perdu, J'étais trop jeune pour prendre part à la dou leur de ma famille. Je ne comprenais pas l'objet de tant de trouble, de sanglots; mais je voyais mon père pleurer, et je pleurais.
JOSEPH. Langage touchant de la candeur!
BENJAMIN.

Romance.

Ah! lorsque la mort trop cruelle
Enleva ce fils bien-aimé,
Jacob, par sa douleur mortelle,
Vit son triste coeur consumé.
Afin de consoler mon père,
On m'offrit un jour à ses yeux,
Et Jacob, dans mes traits heureux,
Crut revoir les traits de mon frère.

Dans les beaux jours de mon enfance,
Ce bon père m'accompagnait;
Et de sa tendre bienveillance,
Comme Joseph, je fus l'objet.
Si sa tendresse me fut chère,
A mon tour, je suis son appui,
Et je puis lui rendre aujourd'hui
Le coeur et l'amour de mon frère.

J'ai su de ma famille entière
Ce que de Joseph on disait:
Il était pieux et sincère;
Aussi tout le monde l'aimait.
Moi, pour consoler mon vieux père,
Pour qu'il me chérisse encor plus,
Je veux acquérir les vertus
Qu'il regrette encor dans mon frère.
JOSEPH, embrasse Benjamin avec transport. O mon cher Benjamin! vis long-tems auprès de ce bon père. Ah! tu dois le dédommager de la perte qu'il a faite.
BENJAMIN. Le pourrai-je jamais? Mais déjà mes frères circulent dans le camp; le soleil commence à se montrer, et Jacob sommeille encore.
JOSEPH. Sans troubler son repos, ne puis-je, Benjamin, contempler les traits vénérables de mon … de ton père?
BENJAMIN. Ah! je ne puis rien te refuser! Mais surtout ne le réveillons pas.

La tente s'ouvre: on voit Jacob couché sur de riches coussins.

JOSEPH, le contemplant avec attendrissement et respect. Le voilà, ce respectable vieillard. Mes yeux le revoient donc enfin! L'âge, qui l'a vieilli, n'a point altéré la noblesse de ses traits. La vertu siége sur son front … Quelle émotion j'éprouve en sa présence!
BENJAMIN. Qu'as-tu donc? d'où vient le trouble où je vois tes esprits?
JOSEPH. Benjamin! mon coeur attendri … mais il dort. Tandis que je le puis, cédons au sentiment qui m'entraîne. Fléchissons le genou devant ce front auguste, et répandons sur ces mains respectables les tendres pleurs qui m'oppressent en ce moment.

Il se met à genoux, et penche sa tête sur les mains de son père.

BENJAMIN. Etranger, si tu étais l'un de ses fils, pourrais-tu donc lui témoigner plus d'amour et de respect?
JOSEPH. Benjamin, le vieillard vertueux n'est-il pas père de tous les gens de bien?
BENJAMIN. Il est vrai. On entend un bruit éloigné de fanfares et d'instrumens guerriers. Quel bruit guerrier se fait entendre?
JOSEPH, à part. Ah! déjà le peuple, impatient de mon triomphe, m'appelle vers Memphis. Cruels honneurs! pourrai-je me séparer de mon père?

Scene VI.

Jacob, les précédens.

Trio.

BENJAMIN.
Des chants lointains ont frappé mon oreille:
De mon père, par eux, le sommeil est troublé.
JOSEPH.
O doux instant! mon père enfin s'éveille;
Déjà d'un fils vers lui l'âme entière a volé.
BENJAMIN.
Ses yeux sont pour jamais privés de la lumière;
Noble étranger, ils ne te verront pas.
JOSEPH, à part.
O vertueux Jacob! ô respectable père!
Que ton fils ne peut-il te serrer dans ses bras!
BENJAMIN.
– C'est Benjamin, qui de son père
Guide toujours les faibles pas.
JACOB, s'éveillant.
Dieu d'Abraham! exauce ma prière!
Près de mon dernier jour, par ton ordre, sévère,
Me voici loin des champs qu'habitaient mes aïeux.
Grand Dieu! si tu défends que ma froide poussière
Se mêle dans la tombe à celle de mon père,
J'adore dans mes maux tes décrets rigoureux.
Je mourrai, s'il le faut, dans la terre étrangère,
Mais qu'après moi mes enfans soient heureux.
JOSEPH ET BENJAMIN.
Hélas! j'entends les voeux d'un père:
Il ne craint point de finir sa carrière,
Pourvu que ses fils soient heureux.
JACOB. Benjamin, l'heure de la prière est-elle écoulée? Je n'entends point les chants de tes frères.
BENJAMIN. Tous les chants sont finis. Déjà le soleil se fait voir sur l'horizon.
JACOB. O Benjamin! quel rêve le Seigneur m'a envoyé! Il a voulu sans doute adoucir l'amertume de mes peines. Ecoute ce songe terrible et consolant qui me poursuit encore.
BENJAMIN. Je t'écoute, mon père.
JACOB. Je traversais le désert qui sépare le Chanaan des bords du Nil. Je marchais environné de mes enfans: selon mon usage, je m'appuyais sur toi, Benjamin.
BENJAMIN. Et sans doute j'essayais de te rendre la route moins pénible?
JACOB. Oui, mon fils. Tout-à-coup le vent du désert s'élève et porte dans les airs un nuage de sable. Ainsi que mes serviteurs et mes chameaux, je cache ma tête pour éviter la mort, et j'attends. L'orage se dissipe, le soleil luit; je relève mon front fatigué: mais, hélas! je me trouve seul auprès d'une plaine aride et brûlante, dont l'étendue se perdait dans l'horizon. Tous mes enfans m'avaient abandonné.
BENJAMIN. Et moi aussi, mon père? Oh! non, tu te trompes, j'étais auprès de toi.
JACOB. Non, mon fils, j'étais seul.
BENJAMIN. Qui? moi, t'abandonner! mes frères m'avaient donc enlevé?
JOSEPH. Quel crime cet enfant me rappelle!
JACOB. J'étais seul, te dis-je. Une soif brûlante desséchait ma poitrine: mes forces s'affaiblissaient; j'allais mourir, et déjà j'adressais ma prière au Seigneur: je le priais pour mes enfans.
BENJAMIN. Pour tes enfans!
JACOB. Quand tout-à-coup ta voix frappe mon oreille …
BENJAMIN. Je suis accouru vers toi?
JACOB. Tu tenais par la main un étranger: il m'apportait le fruit d'un palmier. Cet étranger, si brillant et si beau, s'est penché vers moi; mes yeux se sont ouverts à la lumière, et j'ai reconnu les traits de Joseph!
JOSEPH, à part. O mon père!
BENJAMIN. Quoi! Joseph qui n'est plus?
JACOB. Je l'ai pressé sur mon coeur. Je l'ai appelé mon fils, mon bien-aimé. Non, jamais dans ma vie je n'éprouvai d'instant plus doux. O mon Joseph! mon cher Joseph!

Finale.

JACOB.
O mon Joseph! cher enfant de mon coeur!
Le tems n'a pu sécher mes larmes.
JOSEPH.
Ah! que ce moment a de charmes!
Joseph est présent à son coeur.
BENJAMIN.
Eh quoi! toujours verser des larmes!
Mon père, calme tes douleurs.
JACOB.
Quand je repose, ou quant je veille,
Il me semble que je le vois.
Qu'une voix frappe mon oreille,
Je crois reconnaître sa voix.

Ensemble.

JOSEPH.
De l'amour de mon père
Que mon coeur est ému!
BENJAMIN.
Rien ne peut le distraire
Du fils qu'il a perdu.
JACOB.
Rien ne console un père
Du fils qu'il a perdu.
JACOB.
Ah! lorsqu'une mère chérie
Vante l'amour de son enfant,
Jacob, dans sa douleur, s'écrie:
Joseph me chérirait autant.

À part.

Toi qui devais consoler ton vieux père,
Seul, mon Joseph, tu causes mes douleurs.
JOSEPH.
Je n'y puis résister … un trouble involontaire
M'entraîne à ses genoux.

Il se jette à ses pieds.

BENJAMIN.
Ciel! que vois-je?
JOSEPH, serrant et embrassant les mains de son père, à part et d'une voix étouffée.
O mon père!
JACOB, haut.
Qui prend ma main? qui la mouille de pleurs?

Scene VII.

Utobal, les précédens.

UTOBAL.
Le peuple, que transporte une commune ivresse,
Sur le char de triomphe, à l'instant veut, Seigneur,
Voir monter son libérateur.
Cédez à son amour. Mille cris d'allégresse
Appellent déjà Cléophas.
JACOB ET BENJAMIN.
Cléophas!
UTOBAL.
Pour vous voir tout le peuple s'empresse,
Seigneur, ne nous résistez pas.
JACOB.
Mon fils, où donc est Cléophas?
BENJAMIN.
C'est lui qui de ses pleurs mouillait ta main tremblante.
JACOB.
Qu'ai-je entendu? bonté touchante!
Quoi! c'était vous, généreux Cléophas!
Seigneur, c'est à vos pieds que ma reconnaissance …
JOSEPH.
Vous, Jacob, à mes pieds! ah! plutôt dans mes bras …

Le théâtre se remplit d'Egyptiens et d Hébreux.

UTOBAL.
Seigneur, des citoyens le cortége s'avance.
JOSEPH, prenant par la main Benjamin et Jacob.
Venez, venez tous deux, je conduirai vos pas;
Partagez les honneurs et la brillante fête
Qu'en sa reconnaissance un grand peuple m'apprête.
Sur le char de triomphe où je suis attendu,
Si je place aujourd'hui Benjamin et son père,
Je prouve à tout Memphis combien mon coeur révère
Et l'innocence et la vertu.

Il prend par la main Benjamin, et soutient les pas de Jacob.

CHOEUR GÉNÉRAL.
Conquérans de la terre,
Enviez ses destins.
Le démon de la guerre
N'arma jamais ses mains.
Mais comme un tendre père,
Il nourrit les humains.

Pendant que le choeur chante, on voit passer dans le fond du théâtre un nombreux cortége de soldats et de femmes portant des fleurs et des parfums. Ce cortége précède le char de triomphe sur lequel sont placés Jacob et Joseph. Benjamin est à leurs pieds.

Fin de deuxième acte.

Acte III.

Le théâtre représente le palais de Joseph. Une longue table tient un des côtés du théâtre, mais sans gêner l'avant-scène. Jacob et tous ses enfans sont autour de cette table, couchés à la manière antique. Au côté opposé, sont des musiciens jouant des divers instrumens connus dans ce tems-là. Sur l'avant-scène, sont des esclaves de toutes couleurs, occupés à remplir de grands vases d'or, etc.

Scene premiere.

Jacob, Joseph, les fils de Jacob, excepté Siméon.

JACOB. O jour heureux! Seigneur, quelle est votre bonté! Comment de simples pasteurs ont-ils pu mériter les honneurs qu'on leur rend?
JOSEPH. Ah! vous saurez bientôt que ces respects vous étaient dus!
JACOB. Vous daignez prendre place à mes cotés, vous m'environnez de tous mes enfans!
BENJAMIN. De tous, mon père, excepté Siméon.
JACOB. Quoi! Siméon me fuit encore! N'était-ce pas assez d'avoir à gémir sur le sort de Joseph?
RUBEN. De Joseph! Faut-il donc qu'au milieu des fêtes, en présence du plus généreux des ministres, vous ne songiez qu'à Joseph, vous ne parliez que de Joseph? Ne sommes-nous donc pas aussi vos enfans?
JACOB. Eh quoi! c'est toi, l'aîné de mes enfans, qui me reproches mes douleurs! Ruben, ne te souvient- il plus de ce funeste jour où vous m'annonçâtes sa mort? vous le pleuriez alors. Vous l'avez oublié: Vous n'étiez que ses frères. Mais un père a toujours des larmes pour l'enfant qu'il a perdu. Joseph prend la main de Jacob et la presse sur son coeur. C'est toi, Benjamin, qui vient de presser si tendrement ma main?
BENJAMIN. Non, mon père: c'est le ministre bienfaisant …
JACOB. Ah! pardon, Seigneur, j'ai cru sentir la main d'un fils.
JOSEPH. Rassurez-vous, Jacob, sur le sort de Siméon. Par mes ordres, on le cherche maintenant, et bientôt on vous l'amenera … Esclaves, éloignez-vous. Les musiciens et les esclaves s'éloignent. Vous, filles de ces contrées, accordez vos harpes d'or. Instruites par mes leçons, accompagnez vos chants, et célébrez aujourd'hui le Dieu grand, le Dieu fort, le Très-haut.
JACOB. Qu'entends-je? quoi! Seigneur, suivez-vous notre loi?
LES JEUNES FILLES, s'accompagnant de leurs harpes.
Aux accens de notre harmonie,
Unissez-vous, fils d'Israël,
Et de sa puissance infinie,
Louez avec nous l'Eternel.
UNE JEUNE FILLE, seule.
C'est lui qui féconde la terre,
Lui seul peuple l'onde et les airs.
Sa voix est la voix du tonnerre,
Et son empire est l'univers.
CHOEUR.
Aux accens de notre harmonie, etc.
UNE JEUNE FILLE, seule.
La fleur qui croît sur nos montagnes,
Les nombreux troupeaux du pasteur,
Les eaux et les fruits des campagnes
Sont les dons heureux du Seigneur.
CHOEUR.
Aux accens de notre harmonie, etc.,
UNE JEUNE FILLE, seule.
L'épouse sensible et féconde,
La vierge ignorant sa beauté,
Doivent au créateur du monde
L'amour et la maternité.

Ensemble.

CHOEUR GÉNÉRAL.
Aux accens de notre harmonie,
Unissez-vous, fils d'Israël,
Et de sa puissance infinie,
Louez avec nous l'Eternel.
LES FILS DE JACOB.
Aux accens de cette harmonie,
Unissons les voeux d'Israël,
Et de sa puissance infinie,
Louons tous ici l'Eternel.

Scène II.

Utobal, les précédens.

UTOBAL, Tout le monde se lève de table. Seigneur, faites cesser les chants. En vain vous fûtes le bienfaiteur de l'Egypte; en vain Pharaon vous a rendu le plus grand après lui; vos ennemis., jaloux de votre gloire et de vos vertus, osent vous accuser.
JOSEPH. M'accuser! et quel est donc mon crime?
UTOBAL. D'avoir reçu sans ordre tout un peuple étranger, de lui avoir prodigué les secours réservés à ses sujets; d'avoir fait partager à un simple pasteur des honneurs qui n'étaient destinés qu'à vous.
JACOB. Homme généreux! aurions-nous attiré sur vous la disgrâce et le malheur?
JOSEPH. Rassurez-vous, bon vieillard.
UTOBAL. Déjà ces vils courtisans cherchent à semer la discorde entre les Egyptiens et le peuple de Chanaan; déjà plusieurs outrages faits à ces étrangers …
JOSEPH, vivement. Des outrages au peuple de Chanaan! que les coupables tremblent. Mais je cours aux pieds du trône de Pharaon: ce grand Roi entendra la vérité. La justice de Dieu se fera connaître, et mes ennemis tomberont dans la confusion. Vous, fils de Jacob, parcourez Memphis; amenez dans mon palais vos amis et vos serviteurs; sur ma tête, je réponds de leur sûreté. Vous, peuple Egyptien, par le Dieu qui m'éclaira sur vos calamités, je jure que quiconque levera une main impie sur les enfans d'Israël, à l'instant sera frappé de mort. Gardes, suivez ces étrangers, et protégez leurs personnes. Vous, Benjamin, restez auprès de votre père.

Les fils de Jacob sortent suivis des gardes. Joseph sort avec Utobal par un autre côté du théâtre.

Scene III.

Jacob, Benjamin.

JACOB. Homme bienfaisant! que les bénédictions de l'Eternel …
BENJAMIN. Mon père, il ne vous entend plus.
JACOB. Son absence ne doit pas rendre nos voeux moins ardens. Apprends quel est le pouvoir de la reconnaissance: lorsque j'entends la voix de notre bienfaiteur, mon coeur éprouve un frémissement …
BENJAMIN. Il ne vous voit pas aussi sans émotion, et lorsque, pendant votre sommeil je lui parlais de mon amour, de vos vertus, son visage s'est incliné vers vous, et ses yeux ont répandu des larmes.
JACOB. Quoi! ce mortel si grand s'est humilié devant Jacob?
BENJAMIN. Oui, mon père. Benjamin, m'a-t-il dit en se prosternant, j'honore en ce moment la vieillesse de ton père.
JACOB. Oh! bénis soient les auteurs de ses jours! béni soit le père qui peut l'appeler son fils!
BENJAMIN. Oh! mille fois heureux l'enfant qui peut l'appeler son frère!
JACOB. Et dans quels lieux nous a conduits ce sauveur de ma famille?
BENJAMIN. Dans un riche palais. Les métaux les plus précieux décorent ses lambris.
JACOB. Ses richesses sont donc bien grandes?
BENJAMIN. L'or brille sur la pourpre de ses habits.
JACOB. Il est environné de gardes?
BENJAMIN. Et de serviteurs … Un jour ne suffirait pas pour faire le dénombrement de ses esclaves.
JACOB. Il est aimé du peuple?
BENJAMIN. Vous avez entendu ses acclamations.
JACOB. Il a pourtant des ennemis!
BENJAMIN. Pourquoi a-t-on des ennemis, mon père, quand on fait le bien?
JACOB. Parce qu'il est des méchans, mon fils. On le nomme Cléophas?
BENJAMIN. Oui, mon père.
JACOB. Est-il né dans ces climats?
BENJAMIN. Je l'ignore.
JACOB. Peins-moi ses traits que mes yeux ne peuvent voir.
BENJAMIN. Ses traits sont nobles: sa taille est élevé; de beaux cheveux blonds tombent en boucles sur ses épaules …
JACOB. O Benjamin! tu me rappelles l'image de Joseph.
BENJAMIN. Son regard est doux; sa voix est …
JACOB. Oh! plus d'une fois mon oreille croyait entendre la voix de Joseph.
BENJAMIN. Six lustres à peine ont composé son âge.
JACOB. Ce serait l'âge de Joseph.
BENJAMIN. Mon père, pourquoi donc renouveler vos douleurs par d'inutiles souvenirs? Vous savez trop que le fils de Rachel, que mon frère n'est plus.
JACOB. Je sais trop qu'il est perdu pour moi. Oui, j'ai tort de me le rappeler sans cesse: ne le remplace-tu pas dans mon coeur? Sans toi, Benjamin, je vivrais solitaire. Tes frères ont des enfans: ils ont tous oublié leur père.

Duo.

JACOB.
O toi! le digne appui d'un père,
Jamais tu ne me quitteras.
BENJAMIN.
Oui, je vous le promets, mon père,
Toujours je guiderai vos pas.
JACOB.
Je suis privé de la lumière;
C'est toi qui conduiras mes pas.
En vain la plus triste vieillesse
M'accable de son poids pesant;
Je ne crains plus qu'on me délaisse,
Il me reste encore un enfant.
BENJAMIN.
Près de vous je serai sans cesse;
Je prendrai soin de vos vieux ans.
Pourquoi craindre qu'on vous délaisse?
N'avez-vous donc pas des enfans?
JACOB.
O digne objet de ma tendresse!
Exemple des enfans soumis,
Viens, seul appui de ma vieillesse,
Viens dans mes bras, viens, mon cher fils!
BENJAMIN.
Guider son père en sa vieillesse,
N'est-ce pas le devoir d'un fils?

Scene IV.

L'officier, Siméon, les précédens.

SIMÉON. Où me conduisez-vous?
L'OFFICIER. Par l'ordre de Cléophas, restez auprès de votre père. Il sort.

Scene V.

Les précédens, hors l'officier.

BENJAMIN. C'est toi, Siméon? oh! viens m'aider à consoler mon père.
SIMÉON. Moi, le consoler, Benjamin?
BENJAMIN. Il me parle toujours de Joseph.
SIMÉON. De Joseph! ô mon Dieu!
JACOB. Siméon, pourquoi me fuis-tu? Si quelque grand chagrin te dévore, ne dois tu pas le dire à ton père? Qui peut mieux que lui porter le calme dans ton âme? Mon fils, ouvre-moi ton coeur, dis-moi quelles sont les peines.
SIMÉON. Oh! jamais! jamais!
JACOB. Serais-tu donc aussi injuste que tes frères? me reprocherais-tu les larmes que je répands sur le sort de Joseph? Siméon, tu es père aussi, toi; si tu perdais l'un de tes enfans par un coup imprévu, le tems même pourrait-il t'en consoler, mon fils?
SIMÉON. Mon père, vous me déchirez le coeur.
JACOB. Et tes frères pourtant croient que je leur fais outrage, en pleurant, l'enfant qui n'est plus. Les ingrats! ils connaissent bien mal le coeur d'un père. Donne-moi ta main, Siméon; va, crois-moi: l'enfant qu'un père préfère est toujours celui qui se trouve près de lui; c'est toujours l'enfant qui l'aime et le console.
SIMÉON. Tant de bontés m'accablent.
JACOB. Je te connais, Siméon. Ton caractère bouillant, emporté, t'a souvent éloigné de moi: toujours tu as dédaigné les amusemens de tes frères, les innocens plaisirs du toit paternel. Tu as cherche dans la chasse des occupations guerrières: la rusticité de tes goûts, la solitude des forêts, l'habitude de répandre le sang des animaux, auraient elles endurci ton coeur? Serais-tu devenu méchant? aurais-tu commis quelque crime? aurais-tu versé le sang innocent?
SIMÉON. Non, non, jamais! mes mains sont pures du sang des hommes; mais, ô Dieu!
BENJAMIN. Mon père, pourquoi soupçonner Siméon d'un crime? n'est-il pas le fils de Jacob? ta race peut-elle être coupable envers les hommes et l'Eternel?
SIMÉON, vivement. La race de Jacob sera maudite de Dieu.
BENJAMIN. Oh! que dis-tu, mon frère?
SIMÉON. Oh! pardonnez: mes sens troublés, ma raison égarée …
JACOB. Non, Siméon! Dieu l'a dit à son serviteur: »En Egypte, tu béniras tes enfans, des Rois naîtront d'eux, et ta postérité, aussi nombreuse que le sable des mers, s'étendra sur toute la terre.«
SIMÉON. Il a dit aussi: »Siméon, instrument de violence, ne jouira pas de la gloire de Jacob«.
JACOB. Qui t'a révélé la parole de Dieu?
SIMÉON. Il a dit encore: »Joseph sera le fertile rameau …«
BENJAMIN. Arrête, mon frère. Pourquoi parles-tu de Joseph?
JACOB. Cruel! ne sais-tu pas qu'il n'existe plus?
SIMÉON, égaré. O douleur! o remords!
JACOB. Tous mes enfans n'ont-ils donc pas gémi de sa perte?
BENJAMIN. Encore dans l'enfance, moi aussi, je l'ai pleuré.
SIMÉON. Je ne puis plus étouffer mon coeur. Le Dieu d'Abraham me poursuit. Je vois l'ange exterminateur; il m'appelle, il me menace, il m'entraîne au tribunal de mon juge.
JACOB. Malheureux! qu'as-tu donc fait?
SIMÉON. O Jacob! tu vas me maudire.
JACOB. Te maudire! ô ciel!
SIMÉON. J'ai commis un crime.
JACOB. Un crime! et tu as nommé Joseph?
BENJAMIN. Méchant! lui aurais-tu donné la mort?
SIMÉON. Non, non: si l'Eternel est juste, il vit; il doit vivre pour punir ses coupables frères.
BENJAMIN. Ses coupables frères!
JACOB, avec explosion de joie. Joseph ne serait pas mort! – Depuis quinze ans je répand des larmes, et vous avez pu le souffrir?
SIMÉON. Toutes tes larmes sont tombées sur mon coeur, et l'ont noyé comme une mer.
JACOB. Mais n'est-ce pas toi qui m'as annoncé qu'un monstre l'avait dévoré?
SIMÉON. Je t'ai trompé.
JACOB. A leur retour auprès de moi, tes frères n'ont- ils pas roulé leurs fronts dans la poussière et poussé des cris lamentables?
SIMÉON. Ils t'ont trompé.
JACOB. N'est-ce pas toi qui m'as présenté sa tunique ensanglantée, et qui m'as dit d'une voix sombre: »Pleure, mon père, pleure; ton fils bien-aimé n'est plus.«
SIMÉON. Je t'ai toujours trompé.
JACOB. Perfides! et dans quels climats l'avez-vous conduit? dans quels lieux pourrai-je le retrouver?
SIMÉON. Je l'ignore.
JACOB. Mais quel était donc ce vêtement que ta main me présenta?
SIMÉON. La robe de Joseph.
JACOB. Quel sang l'avait rougie?
SIMÉON. Le sang d'un agneau que ma main égorgea.
JACOB. Ah! c'en est trop. Réponds-moi: D'une voix forte et terrible. qu'as-tu lait de ton frère?
SIMÉON, d'une voix basse et tremblante. Oh! c'est la parole de l'Eternel interrogeant Caïn.
BENJAMIN, d'une voix douce et faible. Qu'as-tu fait de mon frère?
SIMÉON. En vain j'ai voulu le frapper. La main du Tout-puissant a retenu le fer levé sur sa tête. Ne me demande point son sang: il n'a pas coulé.
JACOB. Qu'en as-tu fait enfin?
SIMÉON. Je l'ai vendu.
JACOB. Vendu!
BENJAMIN. Le sang d'Israël parmi les esclaves!
SIMÉON. Mon père!
JACOB. Ton père!
SIMÉON. Non, je suis réprouvé. Je ne dois plus vous appeler de ce nom respecté.
JACOB. Et tes frères sont donc aussi coupables?
SIMÉON. Je le suis plus qu'eux tous.
JACOB. Perfides! qui put vous porter à ce crime horrible?
SIMÉON. L'envie, la haine, la jalousie. Tu ne parlais que de Joseph, tu n'aimais que Joseph, et Joseph nous devint odieux. Nous résolûmes sa perte. Ah! depuis ce jour, que n'as-tu pu voir mes tourmens, mes remords! La main du Tout-puissant m'a frappé comme Caïn. Le Très-haut a troublé ma raison; il a desséché mes membres; il a marqué mon front du sceau réprobateur. En vain j'ai cherché des consolations auprès de ma compagne, de mes enfans … Le criminel connaît-il le repos? J'ai fui le toit paternel; j'ai laissé ma couche solitaire; j'ai erré dans les forêts; je me suis couché sur le bord des torrens; mes cris ont appelé Joseph: ma voix s'est perdue dans le désert. Le Dieu fort a poursuivi sa vengeance: je suis resté malheureux et coupable.
JACOB. Siméon!
SIMÉON. Je ne cherche point à t'attendrir. Je sais quel est mon crime. L'Eternel ne m'a point pardonné, tu dois être aussi terrible que lui. C'est moi qui t'ai ravi ton fils bien-aimé; c'est moi qui l'ai dépouille de sa tunique: enfin, c'est moi qui ai vendu mon sang, le tien, celui d'Abraham. Je suis à tes genoux; punis-moi, maudis-moi, maudis Siméon jusque dans sa postérité.
JACOB. Dieu de colère! … Mais quel bruit entends- je? …
BENJAMIN. Ce sont mes frères qui reviennent.
JACOB. Les traîtres!

Scene VI.

Les fils de Jacob, les précédens.

RUBEN. Par les généreux soins de notre bienfaiteur, nous pouvons …
JACOB. Osez-vous approcher de votre père?
RUBEN. Quel est donc notre crime?
NEPHTALI. Qu'avons-nous fait?
JACOB. Vous osez le demander, coeurs endurcis? vous l'avez donc oublié?
RUBEN. O Jacob!
JACOB. Ne lisez-vous pas sur mon front irrité l'arrêt du Tout-puissant qui vous condamne?
RUBEN. Mes frères! Siméon!
JACOB. Ce que vous avez fait? quoi! la voix du remords ne crie pas au fond de vos coeurs: Joseph! Joseph!
RUBEN. Nous sommes perdus.
BENJAMIN, se jetant à genoux. Grâce, mon père! Benjamin t'implore pour eux.
JACOB, cherchant Benjamin. Benjamin! sépare-toi vîte de ces méchans. L'innocence doit-elle se trouver au sein du crime? Viens, viens, mon fils; toi seul est mon sang, loi seul est le sang d'Israël.

Morceau d'ensemble.

JACOB, à Benjamin.
Quitte pour toujours ces méchans;
Les traîtres t'ont privé d'un frère.
TOUS LES FILS.
Hélas! pardonnez-nous, mon père;
A vos pieds nous sommes tremblans.
BENJAMIN.
Ah! pardonnez à vos enfans.
JACOB.
Vous déchirez le coeur d'un père,
Vous assassinez votre frère,
Et vous implorez un pardon!
SIMÉON.
Ne punissez que Siméon.

Scene VII et dernière.

Joseph, les précédens.

LES FILS DE JACOB.
Seigneur, soyez-nous secourable,
D'un père calmez le courroux.
SIMÉON.
C'est moi qui suis le plus coupable:
Que sur moi tombe son courroux.
JACOB.
Fuyez tous; votre aspect coupable
Redouble mon juste courroux.
Fuyez, ou je vous maudis tous.
JOSEPH.
O ciel! Jacob, je vous supplie,
Ne maudissez pas vos enfans.
JACOB.
Quand vous saurez leur perfidie,
Quand vous connaîtrez ces méchans …
JOSEPH.
Si l'Eternel, dans sa clémence,
Pardonne aux pêcheurs repentans,
Jacob, en proie à la vengeance,
Peut-il maudire ses enfans?

Ensemble.

LES FILS.
Je sens déjà que l'espérance
Va renaître au fond de nos coeurs.
Oui, nous devrons à sa clémence,
Peut-être la fin de nos pleurs.
JACOB.
A les punir mon coeur balance.
Hélas! je sens couler mes pleurs.
Dois-je céder à la clémence,
Et rendre la paix à leurs coeurs,
JOSEPH.
A les punir son coeur balance.
Pour eux je sens couler mes pleurs.
Je dois céder à la clémence,
Et terminer tous leurs malheurs.
JACOB, à Joseph. Ah! Seigneur, que me demandez- vous? si vous connaissiez leur crime …
BENJAMIN. Ils sont coupables, mais ils sont vos enfans.
JACOB. Pourrez-vous bien le croire? les malheureux! ils ont vendu Joseph, mon fils, leur frère.
RUBEN. Nos remords surpassent vos douleurs.
NEPHTALI. Je donnerais mon sang pour le racheter.
RUBEN. C'est dans ce pays même qu'il fut conduit. Permettez-nous …
NEPHTALI. Nous allons tous parcourir l'Egypte, et dès que nous l'aurons retrouvé …
RUBEN. Nous nous humilierons devant lui.
SIMÉON. Je plongerai mon front dans la poussière.
RUBEN. Nous briserons ses fers.
SIMÉON. J'en chargerai mes mains criminelles.
NEPHTALI. S'il le faut, nous nous rendrons tous esclaves pour le ramener dans vos bras.

Ils vont tous pour sortir.

JOSEPH, vivement. Fils de Jacob, arrêtez. Vos coeurs sont repentans; vous cherchez votre frère; vous voulez porter ses fers: et bien! vous le retrouverez …
SIMÉON. Quel espoir nous donnez-vous, Seigneur!
JACOB. Mon fils, mon fils me serait rendu?
SIMÉON. Qu'il doit nous haïr!
JOSEPH. Il vous aime encore.
SIMÉON. Il ne nous reverra qu'avec horreur.
JOSEPH. Il vous a déjà pardonné.
JACOB. Ah! Seigneur, secondez mon empressement; guidez mes pas vers lui: faites-moi retrouver mon fils.
JOSEPH. Calmez-vous, vénérable vieillard.
JACOB. Dites, dites, quel est son sort?
JOSEPH. Le plus brillant, le plus heureux en ce moment.
JACOB. Il n'est donc plus esclave?
JOSEPH. Il jouit de la faveur du Roi: à son aspect, le peuple se prosterne.
JACOB. Mon trouble! cette voix! mon émotion! ah! Seigneur, ayez pitié de moi; rendez-moi mon fils.
JOSEPH. Mon père! il est à tes pieds: je suis Joseph!
TOUS, tombant à genoux. Joseph!
JOSEPH. Oui, c'est ton Joseph qui le demande la grâce de ses frères.
BENJAMIN. Dieu de clémence!
JOSEPH, après avoir relevé et embrassé Siméon. Relevez-vous, mes frères, Jacob vous pardonne. Mon père, vous vivrez au milieu de vos enfans. Pharaon, instruit de mon bonheur et de la perfidie de mes ennemis, vous accorde la terre fie Gessen. C'est là que, réunis, tous les fils d'Israël pourront adorer en paix le Dieu de leur père.
CHOEUR FINAL.
Dieu de bonté! Dieu de clémence!
Par toi nos malheurs sont finis.
JACOB.
Jacob a retrouvé son fils.
JOSEPH.
Mon père pardonne à ses fils;
SIMÉON.
Et par la fin de ma souffrance,
JOSEPH.
Par la vertu, par l'espérance,
TOUS.
Nos coeurs sont enfin réunis.

Fin.