Charles François Gounod
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes
Libretto von Jules Paul Barbier und Michel-Florentin Carré
Uraufführung: 27.04.1867, Théâtre Lyrique, Paris
Personnages
Capulet
Roméo
Frère Laurent
Tybalt, neveu de Capulet
Paris
Mercutio,
Benvolio, amis de Roméo
Le Duc de Vérone
Grégorio, valet de Capulet
Frère Jean
Juliette
Stéfano, page de Roméo
Gertrude, nourrice de Juliette
Dames et Seigneurs de Vérone, Bourgeois, Soldats, Moines, Pages et Valets
La scène se passe à Vérone.
Prologue
LE CHOEUR.
Vérone vit jadis deux familles rivales,
Les Montaigus, les Capulets,
De leurs guerres sans fin, à toutes deux fatales,
Ensanglanter le seuil de ses palais.
Comme un rayon vermeil brille en un ciel d’orage,
Juliette parut et Roméo l’aima,
Et tous deux oubliant le nom qui les outrage,
Un même amour les enflamma.
Sort funeste! aveugles colères!
Ces malheureux amants payèrent de leurs jours
La fin des haines séculaires
Qui virent naître leurs amours!
Acte premier
Une galerie splendidement illuminée, chez les Capulets.
Scène première
Seigneurs et Dames, en dominos et masqués.
CHOEUR.
L’heure s’envole,
Joyeuse et folle,
Au passage il faut la saisir!
Cueillons les roses
Pour nous écloses
Dans la joie et dans le plaisir!
LES HOMMES.
Coeur fantasque
Des amours,
Sous le masque
De velours,
Ton empire
Nous attire
D’un sourire,
D’un regard!
Et, complice,
Le coeur glisse
Au caprice
Du hasard!
LES FEMMES.
Nuit d’ivresse!
Folle nuit!
L’on nous presse,
L’on nous suit!
Le moins tendre
Va se rendre,
Et se prendre
Dans nos rêts.
De la belle
Qui l’appelle
Tout révèle
Les attraits.
TOUS.
L’heure s’envole,
Joyeuse et folle;
Au passage il faut la saisir!
Cueillons les roses
Pour nous écloses
Dans la joie et dans le plaisir!
Scene II
Les Mêmes, Tybalt, Paris. Tybalt et Pâris entrent en scène, leur masque à la main.
TYBALT.
Eh bien! cher Pâris, que vous semble
De la fête des Capulets?
PARIS.
Richesse et beauté tout ensemble
Sont les hôtes de ce palais.
TYBALT.
Vous n’en voyez pas la merveille,
Le trésor unique et sans prix
Qu’on destine à l’heureux Paris.
PARIS.
Si mon coeur encore sommeille,
Le moment est proche où l’amour
Viendra l’éveiller à son tour.
TYBALT souriant.
Il s’éveillera, je l’espère.
Regardez! … la voici conduite par son père.
Scene III
Les Mêmes, Capulet, Juliette. Capulet entre en scène conduisant Juliette par la main. A son aspect tout le monde se démasque.
CAPULET.
Soyez les bienvenus, amis, dans la maison!
A cette fête de famille
La joie est de saison!
Pareil jour vit naître ma fille;
Mon coeur bat de plaisir encore en y songeant!
Mais excusez ma tendresse indiscrète!
Présentant Juliette.
Voici ma Juliette! …
Accueillez-la d’un regard indulgent,
LES HOMMES à demi-voix.
Ah! qu’elle est belle!
On dirait une fleur nouvelle
Qui s’épanouit au matin!
LES FEMMES de même.
Elle semble porter en elle
Toutes les faveurs du destin! …
TOUS à demi-voix.
Ah! qu’elle est belle!
On entend le prélude d’un air de danse.
JULIETTE à Capulet.
Ecoutez! … c’est le bruit des instruments joyeux
Qui nous appelle et nous convie …
Tout un monde enchanté semble naître à mes yeux,
Tout me fête et m’enivre, et mon âme ravie
S’élance dans la vie,
Comme un oiseau s’envole aux cieux!
CAPULET à Pâris.
Eh bien! Pâris, faut-il vous dire
D’inviter ma fille? … Mais quoi!
Vous ne m’entendez pas, je crois;
D’où vient ce front rêveur?
PARIS.
J’admire!
Il s’approche de Juliette qui cause avec Tybalt.
CAPULET se tournant vers ses invités.
Allons, jeunes gens!
Allons, belles dames!
Aux plus diligents
Ces yeux pleins de flammes!
Nargue des censeurs
Qui grondent sans cesse!
Fêtez la jeunesse! …
Et place aux danseurs! …
Qui reste à sa place
Et ne danse pas
De quelque disgrâce
Fait l’aveu tout bas.
O regret extrême!
Quand j’étais moins vieux,
Je guidais moi-même
Vos ébats joyeux.
Les douces paroles
Ne me coûtaient rien.
Que d’aveux frivoles
Dont je me souvien!
O folles années
Qu’emporte le temps!
O fleurs du printemps
A jamais fanées! …
Allons! jeunes gens!
Allons! belles dames!
Aux plus diligents
Ces yeux pleins de flammes!
Nargue des censeurs
Qui grondent sans cesse!
Fêtez la jeunesse!
Et place aux danseurs!
LE CHOEUR.
Nargue des censeurs
Qui grondent sans cesse!
Fêtons la jeunesse! …
Et place aux danseurs!
Tout le monde s’éloigne et circule dans les galeries voisines. Juliette sort au bras de Pâris. Capulet et Tybalt les suivent en causant. Roméo et Mercutio paraissent avec leurs amis.
Scène IV
Roméo, Mercutio, Benvolio, et quelques-uns de leurs amis.
MERCUTIO.
La place est libre, mes amis!
Pour un instant qu’il soit permis
D’ôter son masque!
ROMÉO.
Non! … non! vous l’avez promis,
Soyez prudents! nul ne doit nous connaître.
Quittons cette maison sans affronter son maître.
MERCUTIO.
Bah! si les Capulets sont gens à se fâcher,
C’est lâcheté de nous cacher,
Frappant sur son épée.
Car nous avons tous là de quoi leur tenir tête!
ROMÉO.
Mieux eût valu ne pas nous mêler à la fête!
MERCUTIO.
Pourquoi?
ROMÉO.
J’ai fait un rêve!
MERCUTIO.
O présage alarmant!
La reine Mab t’a visité?
ROMÉO.
Comment?
MERCUTIO.
Mab, la reine des mensonges,
Préside aux songes;
Plus légère que le vent
Décevant.
A travers l’espace,
A travers la nuit,
Elle passe! …
Elle fuit! …
Son char, que l’atome rapide
Entraîne dans l’éther limpide,
Fut fait d’une noisette vide
Par Ver-de-Terre, le charron;
Les harnais, subtile dentelle,
Ont été découpés dans l’aile
De quelque verte sauterelle
Par son cocher, le moucheron;
Un os de grillon sert de manche
A son fouet, dont la mèche blanche
Est prise au rayon qui s’épanche
De Phoebé rassemblant sa cour.
Chaque nuit, dans cet équipage,
Mab visite sur son passage
L’époux qui rêve de veuvage,
Et l’amant qui rêve d’amour.
A son approche, la coquette
Rêve d’atours et de toilette;
Le courtisan fait la courbette;
Le poète rime ses vers.
A l’avare, en son gîte sombre,
Elle offre des trésors sans nombre
Et la liberté rit dans l’ombre
Au prisonnier chargé de fers!
Le soldat rêve d’embuscades,
De batailles et d’estocades;
Elle lui verse les rasades
Dont ses lauriers sont arrosés;
– Et toi qu’un soupir effarouche,
Quand tu reposes sur ta couche,
O vierge, elle effleure ta bouche,
Et te fait rêver de baisers!
Mab, la reine des mensonges,
Préside aux songes;
Plus légère que le vent
Décevant,
A travers l’espace,
A travers la nuit,
Elle passe! …
Elle fuit! …
ROMÉO.
Eh bien! … que l’avertissement
Me vienne de Mab ou d’un autre,
Sous ce toit qui n’est pas le nôtre,
Je me sens attristé d’un noir pressentiment.
MERCUTIO.
Ta tristesse, je le devine,
Est de ne pas trouver ici ta Rosaline;
Cent autres, dans ce bal, te feront oublier
Ton fol amour d’écolier!
Viens! …
ROMÉO regardant au dehors.
Ah! voyez! …
MERCUTIO.
Quoi donc?
ROMÉO.
Cette beauté céleste
Qui semble un rayon dans la nuit!
MERCUTIO.
Le porte-respect qui la suit
Est d’une beauté … plus modeste!
ROMÉO.
O trésor digne des cieux!
Quelle clarté soudaine a dessillé mes yeux?
Je ne connnaissais pas la beauté véritable!
Ai-je aimé jusqu’ici? …
Mercutio, en riant, à Benvolio et aux autres jeunes gens.
Bon! voilà Rosaline au diable!
Et nous avions prévu ceci!
On la congédie
Sans plus de souci;
Et la comédie
Se termine ainsi!
TOUS moins Roméo, à demi-voix, et en riant.
On la congédie
Sans plus de souci;
Et la comédie
Se termine ainsi!
Mercutio entraîne Roméo, au moment où paraît Juliette suivie de Gertrude.
Scène V
Juliette, Gertrude.
JULIETTE.
Voyons, nourrice, on m’attend! parle vite.
GERTRUDE.
Respirez un moment! … Est-ce moi qu’on évite,
Ou le comte Pâris que l’on cherche?
JULIETTE.
Pâris!
GERTRUDE.
Vous aurez là, dit-on, la perle des maris!
JULIETTE riant.
Ah! ah! je songe bien vraiment au mariage!
GERTRUDE.
Par ma vertu! j’étais mariée à votre âge!
JULIETTE.
Non, non! je ne veux pas t’écouter plus longtemps.
Laisse mon âme à son printemps! …
Je veux vivre
Dans le rêve qui m’enivre
Longtemps encore!
Douce flamme,
Je te garde dans mon âme
Comme un trésor!
Cette ivresse
De jeunesse
Ne dure, hélas! qu’un jour,
Puis vient l’heure
Où l’on pleure;
Le coeur cède à l’amour,
Et le bonheur fuit sans retour!
Loin de l’hiver morose
Laisse-moi sommeiller,
Et respirer la rose
Avant de l’effeuiller!
Je veux vivre
Dans le rêve qui m’enivre
Longtemps encore!
Douce flamme,
Je te garde dans mon âme
Comme un trésor!
Grégorio parait au fond et se rencontre avec Roméo.
Scène VI
Les Mêmes, Grégorio, Roméo.
ROMÉO à Grégorio, en lui montrant Juliette.
Le nom de cette belle enfant?
GRÉGORIO.
Vous l’ignorez?
C’est Gertrude!
GERTRUDE se retournant.
Plaît-il?
GRÉGORIO à Gertrude.
Très gracieuse dame,
Pour les soins du souper je crois qu’on vous réclame.
GERTRUDE.
C’est bien! me voici!
JULIETTE.
Va!
Scène VII
Roméo, Juliette. Gertrude sort avec Grégorio. Roméo arrête Juliette au moment où elle va sortir.
ROMÉO.
De grâce, demeurez!
Il se démasque et prend la main de Juliette.
Ange adorable,
Ma main coupable
Profane, en l’osant toucher,
La main divine
Dont j’imagine
Que nul n’a le droit d’approcher.
Voilà, je pense,
La pénitence
Qu’il convient de m’imposer:
C’est que j’efface
L’indigne trace
De ma main par un baiser!
JULIETTE.
Calmez vos craintes!
A ces étreintes
Du pèlerin prosterné,
Les saintes même,
Pourvu qu’il aime,
Ont d’avance pardonné;
Retirant sa main.
Mais à sa bouche
La main qu’il touche
Doit prudemment refuser
Cette caresse
Enchanteresse
Qu’il implore en un baiser!
ROMÉO.
Les saintes ont pourtant une bouche vermeille
JULIETTE.
Pour prier seulement.
ROMÉO.
N’entendent-elles pas la voix qui leur conseille
Un arrêt plus clément?
JULIETTE.
Aux prières d’amour leur coeur est insensible,
Même en les exauçant.
ROMÉO.
Exaucez donc mes voeux, et gardez impassible
Votre front rougissant!
Il baise la main de Juliette.
JULIETTE souriant.
Ah! je n’ai pu m’en défendre,
J’ai pris le péché pour moi!
ROMÉO.
Pour apaiser votre émoi,
Vous plaît-il de me le rendre?
Ensemble.
JULIETTE.
Non! je l’ai pris! Laissez-le-moi!
ROMÉO.
Vous l’avez pris! … Rendez-le-moi!
Scène VIII
Les Mêmes, Tybalt.
ROMÉO.
Quelqu’un!
Il remet son masque.
JULIETTE.
C’est mon cousin Tybalt.
ROMÉO.
Eh! quoi! vous êtes? …
JULIETTE.
La fille du seigneur Capulet.
ROMÉO à part.
Dieu! …
TYBALT s’avançant.
Pardon,
Cousine! … nos amis déserteront nos fêtes,
Si vous fuyez ainsi leurs regards.
Lui offrant la main.
Venez donc.
Bas.
Quel est ce beau galant qui s’est masqué si vite
En me voyant venir?
JULIETTE.
Je ne sais.
TYBALT avec défiance.
Il m’évite.
ROMÉO.
Dieu vous garde, seigneur!
Il sort.
Scène IX
Tybalt, Juliette.
TYBALT.
Ah! je le reconnais à sa voix! à ma haine!
C’est lui! c’est Roméo!
JULIETTE à part.
Roméo!
TYBALT.
Sur l’honneur,
Je punirai le traître, et sa mort est certaine!
Il sort.
JULIETTE seule.
Ah! je l’ai vu trop tôt sans le connaître!
La haine est le berceau de cet amour fatal!
C’en est fait, si je ne puis être
A lui, que le cercueil soit mon lit nuptial!
Elle s’éloigne lentement; les invités reparaissent. – Tybalt entre d’un côté avec Pâris. Roméo, Mercutio, Benvolio et leurs amis masqués entrent de l’autre.
Scène X
Tybalt, Paris, Roméo, Mercutio, Benvolio, Invités, puis Capulet.
TYBALT apercevant Roméo.
Le voici!
PARIS abordant Tybalt.
Qu’est-ce donc?
TYBALT lui montrant Roméo.
Roméo!
Tybalt va pour s’élancer vers le groupe des Montaigus, lorsqu’il se rencontre avec Capulet, qui rentre en scène; il lui montre Roméo; Capulet, d’un geste impérieux, lui impose silence.
ROMÉO à part.
Mon nom même
Est un crime à ses yeux!
O douleur! … Capulet est son père! … et je l’aime!
MERCUTIO bas à ses amis.
Voyez de quel air furieux
Tybalt nous regarde! Un orage
Est dans l’air!
TYBALT.
Je tremble de rage!
CAPULET à ses invités.
Quoi! partez-vous déjà? demeurez un instant!
Un souper joyeux vous attend!
Ensemble.
TYBALT, PARIS ET QUELQUES JEUNES GENS.
Patience! patience!
De cette mortelle offense,
Roméo, j’en fais serment,
Subira le châtiment!
MERCUTIO, BENVOLIO ET LEURS AMIS.
On nous observe! silence!
Il faut user de prudence!
N’attendons pas follement
Un funeste dénoûment!
CAPULET à ses invités.
Que la fête recommence!
Que l’on boive et que l’on danse!
Nous autres, j’en fais serment,
Nous dansions plus vaillamment!
LE CHOEUR.
Que la fête recommence!
Que l’on boive et que l’on danse!
Le plaisir n’a qu’un moment,
Terminons la nuit gaîment!
Mercutio entraîne Roméo; ils sont suivis de Benvolio et de leurs amis.
TYBALT à demi-voix.
Il nous échappe!
Qui veut me suivre? … – Je le frappe
De mon gant au visage!
Il se dispose à suivre Roméo avec Pâris et quelques jeunes gens.
CAPULET qui s’est rapproché de Tybalt, à demi- voix.
Et, moi, je ne veux pas
D’esclandre, tu m’entends? … Laisse en paix ce jeune homme.
Il me plaît d’ignorer de quel nom il se nomme!
Je te défends de faire un pas!
A ses invités.
Allons! jeunes gens!
Allons! belles dames!
Aux plus diligents,
Ces yeux pleins de flammes!
Nargue des rêveurs
Qui craignent l’ivresse!
Fêtez la jeunesse,
Et place aux buveurs!
LE CHOEUR.
Nargue des rêveurs
Qui craignent l’ivresse.
Fêtons la jeunesse,
Et place aux buveurs!
La toile tombe.
Acte deuxième
Un jardin. – A gauche, le pavillon habité par Juliette. – Au premier étage, une fenêtre avec un balcon. – Au fond, une balustrade dominant d’autres jardins.
Scène première
Stéfano, Roméo. Stéfano, appuyé contre la balustrade du fond, tient une échelle de corde et aide Roméo à escalader la balustrade; puis il se retire en emportant l’échelle.
ROMÉO seul.
O nuit, sous tes ailes obscures
Abrite-moi!
LA VOIX DE MERCUTIO au dehors.
Roméo! Roméo!
ROMÉO.
C’est la voix de Mercutio!
Celui-là se rit des blessures
Qui n’en reçut jamais!
MERCUTIO, BENVOLIO ET LEURS AMIS au dehors.
Mystérieux et sombre,
Roméo ne nous entend pas!
L’amour se plaît dans l’ombre;
Puisse l’amour guider ses pas!
Les voix s’éloignent.
ROMÉO.
L’amour! … Oui, son ardeur a troublé tout mon être!
La fenêtre de Juliette s’éclaire.
Mais quelle soudaine clarté
Resplendit à cette fenêtre?
C’est là que dans la nuit rayonne sa beauté
Ah! lève-toi, soleil! fais pâlir les étoiles
Qui dans l’azur sans voiles
Brillent au firmament!
Ah! lève-toi, parais, astre pur et charmant!
Elle rêve! … elle dénoue
Une boucle de cheveux
Qui vient caresser sa joue!
Amour, porte-lui mes voeux!
Elle parle! … Qu’elle est belle!
Ah! je n’ai rien entendu!
Mais ses yeux parlent pour elle,
Et mon coeur a répondu!
Ah! lève-toi, soleil! fais pâlir les étoiles,
Qui dans l’azur sans voiles
Brillent au firmament!
Ah! lève-toi, parais, astre pur et charmant!
La fenêtre s’ouvre. – Juliette paraît à son balcon. – Roméo se cache dans l’ombre.
Scène II
Roméo, Juliette.
JULIETTE.
Hélas! … moi, le haïr … haine aveugle et barbare!
O Roméo! pourquoi ce nom est-il le tien?
Abjure-le, ce nom fatal qui nous sépare,
Ou j’abjure le mien! …
ROMÉO s’avançant.
Est-il vrai? … l’as-tu dit? … Ah! dissipe le doute
D’un coeur trop heureux!
JULIETTE.
Qui m’écoute
Et surprend mes secrets sous le voile des nuits?
ROMÉO.
Je n’ose, en me nommant, te dire qui je suis!
JULIETTE.
N’es-tu pas Roméo?
ROMÉO.
Non! je ne veux plus l’être
Si ce nom détesté me sépare de toi!
Pour t’aimer, laisse-moi renaître
Dans un autre que moi!
JULIETTE.
Ah! tu sais que la nuit te cache mon visage!
Tu le sais! … Si tes yeux en voyaient la rougeur,
Elle te rendrait témoignage
De la pureté de mon coeur! …
Adieu les vains détours! … M’aimes-tu? … Je devine
Ce que tu répondras. Ne fais pas de serments!
Phoebé, de ses rayons inconstants, j’imagine,
Éclaire le parjure et se rit des amants! …
Cher Roméo, dis-moi loyalement: je t’aime!
Et je te crois! … Et mon honneur
Se fie au tien, ô mon seigneur,
Comme tu peux te fier à moi-même! …
N’accuse pas mon coeur, dont tu sais le secret,
D’être léger, pour n’avoir pu se taire;
Mais accuse la nuit dont le voile indiscret
A trahi le mystère!
ROMÉO.
Devant Dieu qui m’entend je t’engage ma foi!
JULIETTE.
On vient! … Silence! … Éloigne-toi! …
Roméo s’éloigne et disparaît sous les arbres. – Juliette se retire du balcon.
Scène III
Grégorio, Quelques Valets, puis Gertrude. Grégorio et les valets entrent en scène avec des lanternes sourdes à la main.
GRÉGORIO ET LES VALETS.
Personne! Personne!
Le page aura fui!
Au diable on le donne!
Le diable est pour lui!
GRÉGORIO.
Le fourbe, le traître
Attendait son maître!
Le destin jaloux
L’arrache à nos coups;
Et demain peut-être
Il rira de nous!
GRÉGORIO ET LES VALETS.
Personne! personne!
Le page aura fui!
Au diable on le donne!
Le diable est pour lui!
GERTRUDE entrant en scène.
De qui parlez-vous donc?
GRÉGORIO.
D’un page
Des Montaigus! … Maître et valet,
En passant notre seuil, ont osé faire outrage
Au seigneur Capulet.
GERTRUDE.
Raillez-vous?
GRÉGORIO.
Non, sur ma tête!
Un des Montaigus s’est permis
De venir avec ses amis
A notre fête!
GERTRUDE ET LES VALETS.
Un Montaigu!
GRÉGORIO.
Si nous l’avions reconnu,
C’est de son sang, je le jure,
Qu’il eût payé cette injure!
LES VALETS à Gertrude.
Est-ce pour vos beaux yeux que le traître est venu!
GERTRUDE.
Qu’il vienne encore, et, sur ma vie!
Je vous le ferai marcher droit,
Si droit, qu’il n’aura pas envie
De recommencer!
GRÉGORIO.
On vous croit.
LES VALETS riant.
Pour cela, nourrice, on vous croit.
GRÉGORIO ET LES VALETS.
Bonne nuit, charmante nourrice!
Joignez la grâce à vos vertus!
Que le ciel clément vous bénisse,
Et confonde les Montaigus!
Grégorio et les valets s’éloignent.
Scène IV
Gertrude, puis Juliette.
GERTRUDE.
Béni soit le bâton qui tôt ou tard me venge
De ces coquins!
JULIETTE paraissant sur le seuil du pavillon.
C’est toi, Gertrude?
GERTRUDE.
Oui, mon bel ange!
JULIETTE.
Qui donc accompagnait tes pas?
GERTRUDE.
Des gens de la maison! des drôles, ou je meure!
Mais comment à cette heure
Ne reposez-vous pas?
JULIETTE.
Je t’attendais! …
Elle jette un regard autour d’elle, et rentre dans le pavillon, suivie de Gertrude. Roméo reparaît.
Scène V
Roméo, puis Juliette.
ROMÉO.
O nuit divine! je t’implore!
Laisse mon coeur à ce rêve enchanté!
Je crains de m’éveiller et n’ose croire encore
A sa réalité!
JULIETTE reparaissant sur le seuil du pavillon, à demi-voix.
Roméo! …
ROMÉO se retournant.
Douce amie!
JULIETTE l’arrêtant du geste et toujours sur le seuil.
Un seul mot! puis adieu!
Quelqu’un ira demain te trouver! … – Sur ton âme,
Si tu me veux pour femme,
Fais-moi dire quel jour, à quelle heure, en quel lieu,
Notre union sera bénie!
Alors, ô mon seigneur, sois mon unique loi! …
Je te livre ma vie entière, et je renie
Tout ce qui n’est pas toi!
GERTRUDE de l’intérieur du pavillon.
Juliette! …
JULIETTE.
Si ta tendresse
Ne veut de moi que de folles amours …
GERTRUDE.
Juliette! …
JULIETTE SE retournant vers le pavillon.
Je viens!
A Roméo.
Par cette heure d’ivresse,
Ne me revois plus, et me laisse
A la douleur qui remplira mes jours!
ROMÉO à genoux devant Juliette.
Ah! je te l’ai dit! … je t’adore! …
Dissipe ma nuit! sois l’aurore
Où va mon coeur, où vont mes yeux!
Dispose en reine de ma vie!
Verse à mon âme inassouvie
Toute la lumière des cieux!
JULIETTE.
Adieu! …
ROMÉO se relevant et saisissant la main de Juliette.
Déjà!
JULIETTE.
Je tremble
Qu’on ne nous voie ensemble!
On m’appelle! …
ROMÉO.
O douleur! …
JULIETTE.
Plus bas!
ROMÉO attirant Juliette à lui et l’amenant en scène.
Non! non! l’on ne t’appelle pas!
JULIETTE.
Ah! l’on peut nous surprendre! laisse,
Laisse ma main s’échapper de ta main!
ROMÉO.
Ah! ne fuis pas encore! laisse,
Laisse ta main s’oublier dans ma main!
Ensemble.
Adieu! De cet adieu si douce est la tristesse,
Que je voudrais te dire adieu jusqu’à demain!
JULIETTE.
Maintenant, je t’en supplie,
Pars!
ROMÉO.
Ah! cruelle! …
JULIETTE.
Pourquoi
Te rappelais-je? ô folie!
A peine es-tu près de moi
Que soudain mon coeur l’oublie! …
Je te voudrais parti, pas trop loin cependant,
Comme un oiseau captif que la main d’un enfant
Tient enchaîné d’un fil de soie;
A peine vole-t-il, dans l’espace emporté,
Que l’enfant le ramène avec des cris de joie,
Tant son amour jaloux lui plaint la liberté!
Ensemble.
O nuit d’amour! ô nuit d’ivresse!
A toi mon âme! à toi ma main!
Adieu! De cet adieu si douce est la tristesse,
Que je voudrais te dire adieu jusqu’à demain! …
JULIETTE.
Adieu, mille fois …
Elle s’éloigne des bras de Roméo et rentre dans le pavillon.
ROMÉO seul.
Va! … repose en paix! sommeille!
Qu’un sourire d’enfant sur ta bouche vermeille
Vienne doucement se poser! …
Et, murmurant encor: Je t’aime! à ton oreille,
Que la brise des nuits te porte ce baiser! …
Il s’éloigne. –
La toile tombe.
Acte troisième
Premier tableau.
La cellule de frère Laurent.
Scène première
Frère Laurent, Roméo. Frère Laurent est en prière. Roméo paraît sur le seuil de la cellule.
ROMÉO.
Mon père, Dieu vous garde!
FRÈRE LAURENT.
Eh! quoi! le jour à peine
Se lève, et le sommeil te fuit?
Quel espoir vers moi te conduit?
Quel amoureux souci t’amène?
ROMÉO.
Vous l’avez deviné, mon père! c’est l’amour
Qui m’a fait veiller jusqu’au jour!
FRÈRE LAURENT.
Eh! quoi! l’indigne Rosaline! …
ROMÉO.
Quel nom prononcez-vous? Je ne le connais pas! –
L’oeil des élus s’ouvrant à la clarté divine
Se souvient-il encor des ombres d’ici-bas? –
Aime-t-on Rosaline, ayant vu Juliette?
FRÈRE LAURENT.
Quoi! … Juliette Capulet?
Juliette paraît, suivie de Gertrude.
Scène II
Les Mêmes, Juliette, Gertrude.
ROMÉO.
La voici!
JULIETTE s’élançant dans les bras de Roméo.
Roméo! …
ROMÉO.
Mon âme t’appelait!
Je te vois! … Ma bouche est muette!
JULIETTE à frère Laurent.
Mon père, voici mon époux;
A son amour je m’abandonne;
Vous connaissez ce coeur que je lui donne;
Devant le ciel, unissez-nous!
FRÈRE LAURENT.
Oui! dussé-je affronter une aveugle colère,
Je vous prêterai mon secours.
Puisse de vos maisons la haine séculaire
S’éteindre en vos jeunes amours!
ROMÉO à Gertrude.
Veille au dehors! …
Gertrude sort.
FRÈRE LAURENT.
Témoin de vos promesses,
Gardien de vos tendresses,
Que le Seigneur soit avec vous!
A genoux!
ROMÉO ET JULIETTE.
A genoux!
Ils s’agenouillent.
FRÈRE LAURENT.
Dieu, qui fis l’homme à ton image,
Et de sa chair et de son sang
Créas la femme, et l’unissant
A l’homme par le mariage,
Consacras du haut du Sion
Leur inséparable union! …
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, répands sur nous ta bénédiction!
FRÈRE LAURENT.
Regarde d’un oeil favorable
Ta créature misérable
Qui se prosterne devant toi! …
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, nous promettons d’obéir à ta loi!
FRÈRE LAURENT.
Entends ma prière fervente!
Fais que le joug de ta servante
Soit un joug d’amour et de paix!
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, je fais serment de l’aimer à jamais!
FRÈRE LAURENT.
Que sa vertu soit sa richesse!
Que, pour soutenir sa faiblesse,
Elle arme son coeur du devoir!
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, sois mon appui! Seigneur, sois mon espoir!
FRÈRE LAURENT.
Que leur vieillesse heureuse voie
Leurs enfants marchant dans ta voie,
Et les enfants de leurs enfants!
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, du noir péché c’est toi qui nous défends!
FRÈRE LAURENT.
Que ce couple chaste et fidèle,
Uni dans la vie éternelle,
Parvienne au royaume des cieux! …
ROMÉO ET JULIETTE.
Seigneur, sur notre amour daigne abaisser les yeux!
FRÈRE LAURENT.
Roméo, tu choisis Juliette pour femme?
ROMÉO.
Oui, mon père.
FRÈRE LAURENT à Juliette.
Tu prends Roméo pour époux?
JULIETTE.
Oui, mon père.
Roméo et Juliette échangent leurs anneaux.
FRÈRE LAURENT mettant la main de Juliette dans celle de Roméo.
Devant Dieu qui lit dans votre âme,
Je vous unis! … Relevez-vous!
Roméo et Juliette se relèvent. Gertrude rentre en scène.
Ensemble.
ROMÉO ET JULIETTE dans les bras l’un de l’autre.
O pur bonheur! ô joie immense!
Le ciel reçoit nos serments amoureux!
Dieu de bonté, Dieu de clémence,
Sois béni par deux coeurs heureux!
FRÈRE LAURENT ET GERTRUDE.
O pur bonheur! ô joie immense
Le ciel reçoit leurs serments amoureux!
Dieu de bonté, Dieu de clémence,
Sois béni par deux coeurs heureux!
Roméo et Juliette se séparent. – Juliette sort avec Gertrude. Roméo sort avec frère Laurent. – La décoration change à vue.
Deuxième tableau.
Une rue. – A gauche, la maison des Capulets.
Scène première
STÉFANO seul.
Depuis hier, je cherche en vain mon maître!
Se tournant vers la maison des Capulets.
Est-il encor chez vous, ô Capulets?
Voyons un peu si vos dignes valets
A ma voix, ce matin, oseront reparaître!
Tous ces rôdeurs de nuit ont grand’peur du soleil.
Je veux d’une chanson égayer leur réveil.
Il fait mine de pincer de la guitare sur son épée.
Que fais-tu, blanche tourterelle,
Dans ce nid de vautours?
Quelque jour, déployant ton aile,
Tu suivras les amours!
Aux vautours, il faut la bataille!
Pour frapper d’estoc et de taille
Leurs becs sont aiguisés!
Laisse là ces oiseaux de proie,
Tourterelle qui fais ta joie
Des amoureux baisers! …
Gardez bien la belle!
Qui vivra verra!
Votre tourterelle
Vous échappera!
Un ramier, loin du vert bocage,
Par l’amour attiré,
A l’entour de ce nid sauvage
A, je crois, soupiré.
Les vautours sont à la curée;
Leurs chansons, que fuit Cythérée,
Résonnent à grand bruit;
Cependant qu’en leur douce ivresse
Nos amants content leur tendresse
Aux astres de la nuit! …
Gardez bien la belle!
Qui vivra verra!
Votre tourterelle
Vous échappera!
Grégorio et quelques valets sortent de la maison.
Scène II
Stéfano, Grégorio, Valets.
STÉFANO.
Ah! ah! voici nos gens! …
GRÉGORIO.
Qui diable à notre porte
S’en vient roucouler de la sorte?
STÉFANO à part, en riant.
La chanson leur déplaît!
GRÉGORIO aux autres valets.
Mais, pardieu! n’est-ce point
Celui que nous chassions hier la dague au poing?
LES VALETS.
C’est lui-même!
GRÉGORIO.
L’audace est forte!
STÉFANO feignant de ne pas prendre garde aux nouveaux venus.
Gardez bien la belle!
Qui vivra verra!
Votre tourterelle
Vous échappera!
GRÉGORIO.
Est-ce pour nous narguer, mon jeune camarade,
Que vous nous régalez de votre sérénade?
STÉFANO.
J’aime la musique.
GRÉGORIO.
C’est clair;
On t’aura sur le dos, en pareille équipée,
Cassé ta guitare, mon chér!
STÉFANO.
Pour guitare j’ai mon épée,
Et j’en sais jouer plus d’un air.
GRÉGORIO.
Ah! pardieu! pour cette musique
On peut te donner la réplique!
STÉFANO dégainant.
Viens donc en prendre une leçon!
GRÉGORIO dégainant.
En garde!
LES VALETS riant.
Écoutons leur chanson.
Pendant que Grégorio et Stéphano se battent.
Quelle rage!
Vertudieu!
Bon courage,
Et franc jeu!
Voyez comme
Cet enfant
Contre un homme
Se défend!
Fine lame,
Sur mon âme!
Il se bat
En soldat!
Mercutio et Benvolio entrent en scène.
Scène III
Les Mêmes, Mercutio, Benvolio, puis Tybalt, Paris, Roméo, et Partisans des deux maisons.
MERCUTIO.
Attaquer un enfant!
Il tire l’épée et se jette entre les combattants.
Morbleu! c’est une honte
Digne des Capulets!
Tels maîtres, tels valets!
Tybalt entre en scène suivi de Pâris et de quelques amis.
TYBALT portant la main à son épée et entendant les derniers mots de Mercutio.
Vous avez la parole prompte,
Monsieur! …
MERCUTIO.
Moins prompte que le bras!
TYBALT.
C’est ce qu’il faudrait voir!
MERCUTIO.
C’est ce que tu verras!
Au moment où ils se mettent en garde, Roméo entre en scène et se précipite entre eux.
ROMÉO.
Arrêtez!
MERCUTIO.
Roméo!
TYBALT.
Son démon me l’amène!
A Mercutio.
Trouvez bon que sur vous je lui donne le pas! –
A Roméo.
Vil Montaigu! … flamberge au vent! … dégaine! …
Toi qui nous insultas jusqu’en notre maison,
C’est toi qui porteras la peine
De cette indigne trahison!
Toi dont la bouche maudite
A Juliette interdite
Osa, je crois, parler tout bas.
Écoute le seul mot que m’inspire ma haine!
Tu n’es qu’un lâche! …
Roméo porte vivement la main à son épée, la tire à moitié du fourreau, puis l’y remet.
ROMÉO.
Allons! … tu ne me connais pas,
Tybalt! … et ton insulte est vaine!
J’ai dans le coeur des raisons de t’aimer
Qui, malgré moi, me viennent désarmer!
Je ne suis pas un lâche! … Adieu!
Il fait un pas pour s’éloigner.
TYBALT.
Tu crois peut-être
Obtenir le pardon de tes offenses, traître?
ROMÉO.
Je ne t’ai jamais offensé;
Le temps des haines est passé!
MERCUTIO.
Tu souffrirais ce nom de lâche?
O Roméo, t’ai-je entendu?
Eh bien, donc, si ton bras doit faiblir à sa tâche,
C’est à moi désormais que l’honneur en est dû!
ROMÉO.
Mercutio, je t’en conjure! …
MERCUTIO.
Non! … Je vengerai ton injure ….
Misérable Tybalt, en garde, et défends-toi!
Ensemble.
TYBALT.
Je suis à toi!
ROMÉO.
Écoute-moi!
MERCUTIO.
Ah! laisse-moi!
STÉFANO, BENVOLIO ET LES MONTAIGUS.
Bien! sur ma foi!
PARIS ET LES CAPULETS.
En lui j’ai foi!
Ensemble.
PARIS ET LES CAPULETS.
Montaigus! … race immonde!
Frémissez de terreur!
Et que l’enfer seconde
Sa haine et sa fureur!
BENVOLIO, STÉFANO ET LES MONTAIGUS.
Capulets! race immonde!
Frémissez de terreur!
Et que l’enfer seconde,
Sa haine et sa fureur!
ROMÉO.
Haine en malheurs féconde,
Dois-tu par ta fureur
Toujours donner au monde
Un spectacle d’horreur?
Tybalt et Mercutio se battent.
ROMÉO.
Messieurs! … je vous supplie! …
LE CHOEUR.
Place! place! …
ROMÉO.
O folie!
Quelques jeunes gens suivis de valets appartenant au parti des Montaigus entrent en scène. – Roméo court à eux.
Ah! mes amis! … séparez-les!
LES CAPULETS menaçants.
Les Montaigus! …
LES MONTAIGUS de même.
Les Capulets!
Roméo se précipite entre Mercutio et Tybalt; l’épée de Tybalt passe sous le bras de Roméo et atteint Mercutio.
MERCUTIO.
Ah! blessé! …
ROMÉO.
Blessé! …
MERCUTIO.
Que le diable
Soit de vos deux maisons! … Pourquoi
Te jeter entre nous?
ROMÉO.
O sort impitoyable!
A ses amis.
Secourez-le!
MERCUTIO chancelant.
Soutenez-moi!
On emmène Mercutio.
ROMÉO.
Ah! maintenant, remonte au ciel, prudence infâme!
Et toi, fureur à l’oeil de flamme,
Sois de mon coeur l’unique loi!
Tirant son épée.
Tybalt, il n’est ici d’autre lâche que toi!
Ensemble.
TYBALT ET ROMÉO.
Malheur à toi!
TOUS LES AUTRES dégainant.
Place pour moi!
Ils se battent. La nuit commence à tomber.
ROMÉO poussant une botte à Tybalt.
A toi!
Tybalt est touché et chancelle; Capulet entre en scène, court à lui et le soutient dans ses bras.
Scène IV
Les Mêmes, Capulet, Bourgeois, puis le Duc et sa suite.
CAPULET.
Grand Dieu! … Tybalt!
Capulet, aidé des siens, étend Tybalt à terre et lui soutient la tête.
BENVOLIO à Roméo.
Sa blessure est mortelle!
Fuis sans perdre un instant!
ROMÉO à part.
Ah! qu’ai-je fait? … Moi, fuir! maudit par elle!
BENVOLIO.
C’est la mort qui t’attend!
ROMÉO avec désespoir.
Qu’elle vienne donc! … Je l’appelle!
TYBALT d’une voix mourante.
Un dernier mot! … et sur votre âme … exaucez-moi!
CAPULET.
Tu seras obéi! … Je t’en donne ma foi!
Une foule de bourgeois a envahi la scène.
LES BOURGEOIS.
Qu’est-ce donc? … C’est Tybalt! … il meurt! …
BENVOLIO à Roméo.
Reviens à toi!
LES BOURGEOIS.
Toujours le bruit des armes
Malheureux insensés,
N’est-ce donc pas assez
De combats et de larmes?
On entend des fanfares.
LE CHOEUR.
Le duc! le duc!
Le duc entre en scène, suivi de son cortège de gentilshommes et de pages portant des torches.
CAPULET se relevant.
Justice!
LES CAPULETS.
Justice!
CAPULET montrant le corps de Tybalt.
C’est Tybalt, mon neveu, tué par Roméo!
ROMÉO.
Il avait le premier frappé Mercutio!
J’ai vengé mon ami; que mon sort s’accomplisse!
LES MONTAIGUS.
Justice!
TOUS.
Justice!
LE DUC.
Eh! quoi! toujours du sang! De vos coeurs inhumains
Rien ne pourra calmer les fureurs criminelles!
Rien ne fera tomber les armes de vos mains,
Et je serai moi-même atteint par vos querelles!
A Roméo.
Selon nos lois, ton crime a mérité la mort;
Mais tu n’es pas l’agresseur; je t’exile!
ROMÉO.
Ciel! …
LE DUC aux Montaigus et aux Capulets.
Et vous dont la haine, en prétextes fertile,
Entretient la discorde et l’effroi dans la ville,
Faites tous devant moi le serment solennel
D’obéissance aux lois et du prince et du ciel!
Silence parmi les Montaigus et les Capulets. Le duc s’approche de Capulet et lui parle à voix basse.
ROMÉO à part.
Ah! jour de deuil, et d’horreur, et d’alarmes!
Mon coeur se brise, éperdu de douleur!
Injuste arrêt qui trop tôt nous désarmes,
Tu mets le comble à ce jour de malheur!
Je vois périr dans le sang et les larmes
Tous les espoirs et les voeux de mon coeur!
Ensemble.
LE DUC.
Ah! jour de deuil, et d’horreur, et d’alarmes!
Je vois couler et mon sang et le leur!
Arrêt vengeur où s’émoussent leurs armes,
Tu viens trop tard en ce jour de malheur!
En la noyant dans le sang et les larmes,
C’est la cité que l’on frappe! … Et mon coeur!
CAPULET.
Ah! jour de deuil, et d’horreur, et d’alarmes!
Mon coeur se brise, éperdu de douleur!
Injuste arrêt qui trop tôt nous désarmes,
Tu mets le comble à ce jour de malheur!
Je vois périr dans le sang et les larmes
Tous les espoirs et les voeux de mon coeur!
STÉFANO, BENVOLIO, CAPULETS, MONTAIGUS.
Ah! jour de deuil, et d’horreur, et d’alarmes!
Le coeur se brise, éperdu de douleur!
Injuste arrêt qui trop tôt nous désarmes!
Tu mets le comble à ce jour de malheur!
Non! non! nos coeurs, dans le sang et les larmes.
N’oublîront pas le devoir ni l’honneur!
LES BOURGEOIS.
Ah! jour de deuil, et d’horreur, et d’alarmes!
Le coeur se brise, éperdu de douleur!
Arrêt vengeur où s’émoussent leurs armes,
Tu viens trop tard en ce jour de malheur!
Je vois périr dans le sang et les larmes,
Avec la loi, la patrie et l’honneur!
LE DUC à Roméo.
Tu quitteras la ville dès ce soir!
Il s’éloigne avec son cortège.
ROMÉO.
L’exil! non! Je mourrai, mais je veux la revoir!
LES CAPULETS ET LES MONTAIGUS se menaçant encor du regard.
La paix? … La paix! …
Non! non! … Jamais!
La toile tombe.
Acte quatrième
Premier tableau.
La chambre de Juliette.
Il fait nuit. La scène est éclairée par un flambeau.
Scène première
Roméo, Juliette. Juliette est assise; Roméo est à ses pieds.
JULIETTE.
Va! je t’ai pardonné! Tybalt voulait ta mort;
S’il n’avait succombé, tu succombais toi-même!
Loin de moi la douleur! loin de moi le remord!
Il te haïssait! … et je t’aime!
ROMÉO.
Ah! redis-le, ce mot si doux!
JULIETTE.
Je t’aime, ô Roméo! je t’aime, ô mon époux!
Ensemble.
Nuit d’hyménée!
O douce nuit d’amour!
La destinée
M’enchaîne à toi sans retour!
O volupté de vivre!
O charmes tout-puissants!
Ton doux regard m’enivre!
Ta voix ravit mes sens!
Sous tes baisers de flamme,
Le ciel rayonne en moi!
Je t’ai donné mon âme!
A toi! … toujours à toi! …
Nuit d’hyménée,
O douce nuit d’amour!
La destinée
M’enchaîne à toi sans retour!
Les premières lueurs du jour éclairent les vitraux de la fenêtre. – On entend chanter l’alouette.
JULIETTE.
Roméo, qu’as-tu donc?
ROMÉO se levant.
Écoute, ô Juliette!
L’alouette déjà nous annonce le jour!
JULIETTE le retenant.
Non! … ne pars pas encor? Ce n’est pas l’alouette
Dont le chant a frappé ton oreille inquiète!
C’est le doux rossignol, confident de l’amour!
ROMÉO.
C’est l’alouette, hélas! messagère du jour!
Ils s’approchent de la fenêtre.
Vois ces rayons jaloux dont l’horizon se dore!
Les flambeaux de la nuit pâlissent! … et l’aurore
Dans les vapeurs de l’orient
Se lève en souriant!
JULIETTE.
Non! … ce n’est pas le jour! – Cette lueur funeste
N’est qu’un doux reflet de l’astre des nuits!
ROMÉO serrant Juliette dans ses bras.
Vienne donc la mort! … Je reste!
JULIETTE.
Ah! tu dis vrai! … C’est le jour! … fuis! …
Il faut quitter ta Juliette!
ROMÉO.
Non! ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette!
C’est le doux rossignol, confident de l’amour!
JULIETTE.
C’est l’alouette, hélas! messagère du jour!
Pars, ma vie! …
ROMÉO.
Un baiser, et je pars! …
JULIETTE s’abandonnant à l’étreinte de Roméo.
Loi cruelle!
ROMÉO.
Ah! reste! reste encor dans mes bras enlacés!
Un jour il sera doux à notre amour fidèle
De se ressouvenir de ses tourments passés!
Ensemble.
JULIETTE.
Il faut partir, hélas!
Il faut quitter ces bras
Où je te presse,
Et t’arracher à cette ardente ivresse!
ROMÉO.
Il faut partir, hélas!
Alors qu’entre ses bras
Elle me presse!
Et c’en est fait de cette ardente ivresse!
JULIETTE.
Ah! que le sort
Qui de toi me sépare,
Plus que la mort
Est cruel et barbare!
Ensemble.
JULIETTE.
Il faut partir, hélas!
Il faut quitter ces bras
Où je te presse,
Et t’arracher à cette ardente ivresse!
ROMÉO.
Il faut partir, hélas!
Alors qu’entre ses bras
Elle me presse!
Et c’en est fait de cette ardente ivresse!
Roméo franchit le balcon.
JULIETTE.
Anges du ciel, à vous je le confie! …
ROMÉO dans le jardin.
Adieu, mon âme!
JULIETTE se penchant sur le balcon.
Adieu, ma vie! …
Scène II
Juliette, Gertrude, puis Capulet et Frère Laurent.
GERTRUDE paraissant.
Juliette! … Ah! le ciel soit loué! … Votre époux
Est parti! Voici votre père!
JULIETTE.
Grand Dieu! saurait-il? …
GERTRUDE.
Rien, j’espère! …
Frère Laurent le suit.
JULIETTE.
Seigneur! protège-nous!
Entre Capulet suivi de frère Laurent.
CAPULET.
Quoi! ma fille, la nuit est à peine achevée,
Et tes yeux sont ouverts, et te voilà levée?
Hélas! notre souci, je le vois, est pareil,
Et les mêmes regrets hâtent notre réveil.
Que l’hymne nuptial succède au bruit des armes!
Fidèle au dernier voeu que Tybalt a formé,
Reçois de lui l’époux que sa bouche a nommé;
Souris au milieu de tes larmes!
JULIETTE.
Cet époux, quel est-il?
CAPULET.
Le plus noble entre tous,
Le comte Pâris!
JULIETTE à part.
Dieu!
FRÈRE LAURENT bas à Juliette.
Silence!
GERTRUDE de même.
Calmez-vous!
CAPULET.
L’autel est préparé; Pâris a ma parole.
Soyez unis tous deux sans attendre à demain.
Que l’ombre de Tybalt, présente à cet hymen,
S’apaise enfin et se console!
La volonté des morts,
Comme celle de Dieu lui-même,
Est une loi sainte, une loi suprême:
Nous devons respecter la volonté des morts.
Ensemble.
JULIETTE à part.
Ne crains rien, Roméo, mon coeur est sans remords!
GERTRUDE à part.
Dans leur tombe laissons dormir en paix les morts!
FRÈRE LAURENT.
Elle tremble! … et mon coeur partage ses remords!
CAPULET.
C’est à frère Laurent que ton coeur se confie,
Je te laisse avec lui. Courage! … et sacrifie
Ta douleur au devoir!
Nos amis vont venir; je vais les recevoir.
A Gertrude.
Suis-moi!
Il sort suivi de Gertrude.
Scène III
Frère Laurent, Juliette.
JULIETTE avec désespoir.
Tout est perdu, mon père! tout m’accable!
J’ai, pour vous obéir,
Caché mon désespoir et mon amour coupable!
C’est à vous de me secourir,
A vous de m’arracher à mon sort misérable!
Parlez, mon père! … ou bien je suis prête à mourir!
Elle lui montre un poignard.
FRÈRE LAURENT.
Ainsi la mort ne trouble point votre âme?
JULIETTE.
Non, non, plutôt la mort que ce mensonge infâme!
FRÈRE LAURENT lui présentant un flacon.
Buvez donc ce breuvage, et des membres au coeur
Va soudain se répandre une froide langueur,
De la mort mensongère image;
Dans vos veines bientôt le sang s’arrêtera;
Bientôt une pâleur livide effacera
Les roses de votre visage.
Vos yeux seront fermés ainsi que dans la mort;
En vain éclateront alors les cris d’alarmes!
»Elle n’est plus!« diront vos compagnes en larmes;
Et les anges du ciel répondront: »Elle dort!«
On vous déposera, de roses couronnée,
Dans le caveau silencieux
Où sont endormis vos aïeux!
De ténèbres environnée,
Dans la nuit du tombeau vous dormirez comme eux.
C’est là qu’après un jour votre corps et votre âme,
Comme d’un foyer mort se ranime la flamme,
Sortiront de ce lourd sommeil.
Par l’ombre protégés, votre époux et moi-même
Nous épîrons votre réveil,
Et vous fuirez au bras de celui qui vous aime!
Hésitez-vous?
JULIETTE prenant le flacon.
Non! non! à votre main
J’abandonne ma vie!
FRÈRE LAURENT.
A demain!
JULIETTE.
A demain!
Frère Laurent sort.
Scène IV
JULIETTE seule.
Dieu! quel frisson court dans mes veines!
Si ce breuvage était sans pouvoir! … Craintes vaines!
Je n’appartiendrai pas au comte malgré moi!
Cachant le poignard dans son sein.
Non! ce poignard sera le gardien de ma foi!
Amour, ranime mon courage,
Et de mon coeur chasse l’effroi!
Hésiter, c’est te faire outrage!
Trembler est un manque de foi!
Verse toi-même ce breuvage! …
O Roméo, je bois à toi!
Après avoir versé le contenu du flacon dans une coupe elle s’arrête.
Ah! … si demain pourtant, en ces caveaux funèbres,
Je m’éveillais avant son retour! … Dieu puissant!
Cette pensée horrible a glacé tout mon sang!
Que deviendrai-je en ces ténèbres,
Dans ce séjour de mort et de gémissements
Que les siècles passés ont rempli d’ossements?
Où Tybalt, tout saignant encor de sa blessure,
Près de moi, dans la nuit obscure,
Dormira? … Dieu! ma main rencontrera sa main!
Avec égarement.
Quelle est cette ombre à la mort échappée?
C’est Tybalt! … Il m’appelle! … Il veut de mon chemin
Écarter mon époux, et sa fatale épée …
Non! … fantômes, disparaissez!
Dissipe-toi, funeste rêve!
Que l’aube du bonheur se lève
Sur l’ombre des tourments passés!
Saisissant la coupe.
Amour, ranime mon courage!
Et de mon coeur chasse l’effroi!
Hésiter, c’est te faire outrage!
Trembler est un manque de foi!
Verse toi-même ce breuvage!
O Roméo, je bois à toi!
Elle boit. – Gertrude paraît au fond, suivie de jeunes filles. Juliette va à leur rencontre et sort avec elles. La décoration change à vue.
Deuxième tableau.
Un terre-plein ombragé de grands arbres dans le jardin des Capulets. Au fond, à droite en pan coupé, le portail d’une chapelle, et, dans toute la largeur du théâtre, une balustrade donnant sur l’Adige. Au delà de la rivière se profile une partie de la ville de Vérone. Le terre-plein se trouve relié à la ville par un pont dont l’autre extrémité se dérobe derrière les murailles de la chapelle. Ce pont est fermé par une grille s’arc-boutant sur deux colonnes. Sur le premier plan, à gauche s’ouvre une terrasse qui conduit au palais et à laquelle on accède par quelques degrés bordés de balustrades. Plein soleil.
Scène première
Pages, Valets, Habitants de Vérone, Paysans et Paysannes. Des pages, porteurs de tubas, paraissent à l’entrée de la terrasse et sonnent un appel éclatant. Des valets viennent ouvrir la grille qui se trouve à l’entrée du pont et livrent passage à une foule bigarrée d’hommes, de femmes et d’enfants qui envahit le théâtre.
Ballet
Quelques vieux joailliers entrent en scène et colportent leurs écrins de groupe en groupe, à la grande admiration des jeunes filles.
Une musique champêtre se fait entendre. Elle annonce l’arrivée d’un groupe nombreux de paysans et de paysannes des environs de Vérone. La danse des fleurs succède à celle des bijoux.
Un jeune paysan amène sa fiancée. Celle-ci se mêle aux jeux de ses compagnes. Pages et joailliers s’empressent autour d’elle pour lui offrir, ceux-là des bouquets, ceux-ci des bijoux. La jeune fille, tentée par l’éclat des pierres précieuses, laisse tomber son bouquet de fiançailles pour se parer d’un bracelet; mais, devant les reproches et la douleur du jeune homme, elle rejette le bijou pour reprendre les fleurs.
Une saltarelle emportée termine le ballet, et tous les danseurs se groupent autour des deux amants dans une sorte d’apothéose.
Une marche joyeuse annonce l’arrivée du cortège nuptial qui paraît à l’entrée de la terrasse.
Une troupe de jeunes filles, marchant à reculons, sème à profusion les fleurs sur le chemin de la terrasse à la chapelle, de telle sorte qu’après l’entrée du cortège, le théâtre n’est plus qu’une vaste corbeille de fleurs.
Scène II
Les Mêmes, Capulet, Paris, Frère Laurent, Gregorio, Juliette, Gertrude, Serviteurs et Amis des Capulets, puis Clercs et Enfants de Choeur. Un prélude d’orgue se fait entendre; les portes de la chapelle s’ouvrent; un cortège de clercs et d’enfants de choeur entre en scène.
CAPULET.
Ma fille, cède aux voeux du fiancé qui t’aime;
Le ciel va vous unir par des noeuds éternels;
Le bonheur vous attend au pied des saints autels.
De cet hymen béni voici l’instant suprême!
Il prend la main de Juliette et la conduit vers la chapelle.
Juliette retirant sa main et à demi-voix comme dans un rêve.
La haine est le berceau de cet amour fatal! …
Que le cercueil soit mon lit nuptial! …
Elle porte la main à sa tête et en détache sa couronne de fiancée, ses cheveux se déroulent et tombent sur ses épaules.
CAPULET.
Juliette! … reviens à toi! …
JULIETTE.
Dieu! … je chancelle! …
On l’entoure et on la soutient.
Quelle nuit m’environne? … et quelle voix m’appelle?
Est-ce la mort? … j’ai peur! … mon père! … adieu! …
Elle tombe inanimée dans les bras de ceux qui l’entourent.
CAPULET.
Juliette! … ma fille! … Ah! … morte! … juste Dieu!
TOUS.
Juste Dieu!
La toile tombe.
Acte cinquième
Une crypte souterraine; çà et là des tombeaux.
Scène première
Frère Laurent, Frère Jean, Juliette. Au lever du rideau, frère Laurent est debout près du tombeau, sur lequel est étendue Juliette endormie; une lampe funéraire, placée sur le tombeau, éclaire le théâtre; frère Jean entre en scène.
FRÈRE LAURENT.
Eh bien! ma lettre à Roméo?
FRÈRE JEAN.
Son page,
Attaqué par les Capulets,
Vient d’être ramené blessé dans le palais
De son maître, et n’a pu s’acquitter du message.
Remettant une lettre à frère Laurent.
Voici la lettre.
FRÈRE LAURENT.
O funeste hasard!
Qu’un autre messager parte cette nuit même!
Venez! chaque instant de retard
Nous jette en un péril extrême.
Il sort, suivi de frère Jean. – On entend une porte de fer se refermer sur eux. Profond silence.
Scène II
Juliette, puis Roméo.
Symphonie.
Au bout d’un moment, on entend le bruit d’un levier ébranlant la porte, – la porte cède avec bruit. – Roméo paraît.
ROMÉO un levier à la main.
C’est là! …
Il jette son levier.
Salut, tombeau sombre et silencieux!
Un tombeau! … non! – ô demeure plus belle
Que le séjour même des cieux,
Palais splendide et radieux,
Salut!
Apercevant Juliette et s’élançant vers le tombeau.
Ah! la voilà! … C’est elle! …
Prenant la lampe funéraire.
Viens, funèbre clarté! viens l’offrir à mes yeux!
Éclairant le visage de Juliette.
O ma femme! ô ma bien-aimée!
La mort, en aspirant ton haleine embaumée,
N’a pas altéré ta beauté!
Non! cette beauté que j’adore
Sur ton front calme et pur semble régner encore
Et sourire à l’éternité.
Il repose la lampe sur le tombeau.
Pourquoi me la rends-tu si belle, ô mort livide?
Est-ce pour me jeter plus vite dans ses bras?
Va! c’est le seul bonheur dont mon coeur soit avide,
Et ta proie aujourd’hui ne t’échappera pas.
Regardant autour de lui.
Ah! je te contemple sans crainte,
Tombe où je vais enfin près d’elle reposer! …
Se penchant vers Juliette.
O mes bras, donnez-lui votre dernière étreinte!
Mes lèvres, donnez-lui votre dernier baiser!
Il embrasse Juliette, puis, tirant de son sein un petit flacon de métal et se tournant vers Juliette.
A toi! … ma Juliette!
Il vide le flacon d’un trait et le jette.
JULIETTE s’éveillant peu à peu.
Où suis-je? …
ROMÉO tournant les yeux vers Juliette.
Dieu! … je rêve!
Sa bouche a murmuré!
Saisissant la main de Juliette.
Mes doigts, en frémissant,
Ont senti dans les siens la chaleur de son sang!
Juliette regarde Roméo d’un air égaré.
Elle me regarde … et se lève!
JULIETTE soupirant.
Roméo! … Roméo! …
ROMÉO avec éclat.
Oh! Seigneur Dieu tout-puissant!
Juliette pose un pied sur les degrés du tombeau.
Elle vit! elle vit! Juliette est vivante!
JULIETTE reprenant peu à peu ses sens.
Dieu! quelle est cette voix dont la douceur m’enchante?
ROMÉO.
C’est moi! … C’est ton époux
Qui, tremblant de bonheur, embrasse tes genoux,
Qui ramène à ton coeur la lumière enivrante
De l’amour et des cieux!
JULIETTE se jetant dans les bras de Roméo.
Ah! c’est toi! …
ROMÉO.
Viens! fuyons tous deux! …
Ensemble.
Viens! fuyons au bout du monde!
Viens dans une paix profonde
Cacher nos coeurs amoureux!
O pur bonheur! ô joie immense!
Dieu de bonté, Dieu de clémence,
Sois béni par deux coeurs heureux!
ROMÉO chancelant.
Ah! les parents ont tous des entrailles de pierre!
JULIETTE.
Roméo! que dis-tu? …
ROMÉO.
Les larmes, la prière,
Rien, rien ne peut les attendrir! …
A la porte des cieux, Juliette! … – Et mourir! …
JULIETTE.
Mourir! – Ah! la fièvre t’égare!
De toi quel délire s’empare? …
Mon bien-aimé! Rappelle ta raison!
ROMÉO.
Ah! je te croyais morte … et j’ai bu ce poison!
JULIETTE.
Ce poison! … Juste Dieu! …
ROMÉO serrant Juliette dans ses bras.
Console-toi pauvre âme!
Le rêve était trop beau!
L’amour, céleste flamme,
Survit même au tombeau!
Il soulève la pierre,
Et, des anges béni,
Comme un flot de lumière
Se perd dans l’infini! …
JULIETTE égarée.
O douleur! … ô torture! …
ROMÉO d’une voix plus faible.
Écoute, ô Juliette! …
L’alouette déjà nous annonce le jour! …
Non, … ce n’est pas le jour! … Ce n’est pas l’alouette!
C’est le doux rossignol, confident de l’amour! …
Il glisse des bras de Juliette et tombe sur les degrés du tombeau.
JULIETTE ramassant le flacon.
Cruel époux! De ce poison funeste
Tu ne m’as pas laissé ma part! …
Elle rejette le flacon, et portant la main à son coeur elle y rencontre le poignard qu’elle avait caché sous ses vêtements, et l’en tire d’un geste rapide.
Ah! fortuné poignard!
Je t’avais oublié! … Viens! … ton secours me reste!
Elle se frappe.
ROMÉO se relevant à demi.
Dieu! qu’as-tu fait? …
JULIETTE dans les bras de Roméo.
Va! ce moment est doux!
Elle laisse tomber le poignard.
O joie infinie et suprême
De mourir avec toi! … Viens! … un baiser! … Je t’aime! …
ROMÉO ET JULIETTE se relevant tous deux à demi dans un dernier effort.
Seigneur! Seigneur! pardonnez-nous! …
Ils meurent. –
La toile tombe.
Fin