Daniel-François-Esprit Auber
Gustave III ou Le bal masqué
Opéra historique en cinq actes
Personnages
Gustave III, roi de Suède
Anckarstroem, gentilhomme suédois
Le comte de Horn,
Le Comte Warting, conjurés
Un Chambellan
Armfelt, ministre de la justice
Kaulbart, général, ministre de la guerre
Christian, matelot
Un Valet d’Anckarstroem
Roslin, peintre
Sergell, sculpteur
Un Maitre de Ballets
Amélie, comtesse Anckarstroem
Oscar, page du roi
Arvedson, devineresse
Courtisans et Députés aux états, Officiers de service auprès du roi, Gardes du roi, Matelots, Soldats, Peuple, Conjurés, Masques, Dominos, etc.
A Stockholm, les 15 et 16 mars 1792.
Acte premier
Le palais du roi à Stockholm. – Un vaste et riche salon d’attente. Aux portes extérieures, des grenadiers suédois se promènent. A droite, une porte qui conduit à l’appartement du roi; du même côté, le corps diplomatique et plusieurs officiers généraux. Au fond, des députés de la bourgeoisie et de l’ordre des paysans, en habit national. A gauche, les comtes de Horn, Warting et plusieurs conjurés; près d’eux, Roslin le peintre, Sergell le sculpteur, et un maître de ballets: ils attendent tous le lever du roi.
Scène première.
De Horn, Warting, Armfelt, Kaulbart, Roslin, Sergell, un Maitre de Ballets, Plusieurs Conjurés.
Introduction.
LE CHOEUR.
Repose en paix, honneur de la Suède!
Toi, notre père et notre roi!
Qu’un doux sommeil à tes travaux succède!
Ton peuple heureux veille sur toi.
DE HORN, WARTING, ET LES CONJURÉS, à part.
Toi dont le joug opprime la Suède,
Tyran, qui prends le nom de roi …
Que la vengeance à la honte succède;
Montrant leur épée.
Ce fer parviendra jusqu’à toi!
DE HORN.
Nous faire attendre ainsi, nous les grands de l’empire,
Confondus sans égards avec tous ses sujets,
Des bourgeois, des soldats, des maîtres de ballets!
WARTING.
Artiste-roi que le vulgaire admire,
Et qui fait, pour régir et charmer ses États,
Des conquêtes, des lois et des vers d’opéras.
LE CHOEUR.
Repose en paix, honneur de la Suède!
Toi, notre père et notre roi!
Qu’un doux sommeil à tes travaux succède!
Ton peuple heureux veille sur toi.
DE HORN, WARTING, ET LES CONJURÉS, à part.
Toi, dont le joug opprime la Suède,
Tyran, qui prends le nom de roi …
Que la vengeance à la honte succède;
Montrant leur épée.
Ce fer parviendra jusqu’à toi!
OSCAR, page du roi, sortant de la chambre de Gustave.
Le roi, messieurs!
TOUS, se découvrant avec respect.
C’est le roi, c’est le roi!
Que portaient à la cour de Stockholm toutes les personnes présentées, excepté les officiers de service et les ministres étrangers.
Scène II.
Les Mêmes; Oscar, Gustave, en robe de chambre de velours, garnie de fourrure. Il s’approche des différents groupes qu’il salue.
GUSTAVE, aux officiers généraux, leur tendant la main.
Mes soldats, mes amis, mes nobles frères d’armes!
Aux députés de la bourgeoisie et de l’ordre des paysans.
Et vous tous, mes enfants!
Ils lui présentent des pétitions qu’il prend avec empressement.
Ah! donnez! … C’est à moi
D’écouter vos chagrins et de tarir vos larmes;
C’est pour cela que je suis roi!
S’approchant de Roslin à qui il frappe sur l’épaule.
Salut, et qu’Apollon te soit toujours en aide!
Mon jeune peintre, il faut préparer tes pinceaux.
Se retournant vers Sergell.
Et toi, grand statuaire, honneur de la Suède,
Je veux te commander des chefs-d’oeuvre nouveaux.
Aux autres artistes.
Tous vos talents dont l’éclat m’environne
Seront, dans l’avenir, mes titres les plus beaux;
Des palmes, qu’à chacun la gloire ici vous donne,
Détachez un laurier pour former ma couronne!
Air.
O vous qui consolez mon coeur!
Doux charme de ma vie,
Beaux-arts, par qui j’oublie
Les soins de la grandeur,
Venez! Je vous implore;
Que par vous seuls encore
Je rêve le bonheur!
À part, s’avançant au bord du théâtre.
Et toi, dont l’image chérie
Me poursuit de son souvenir,
Amélie! … hélas! Amélie!
L’honneur m’ordonne de te fuir!
Et de mon coeur pour te bannir …
Doux charme de ma vie,
Beaux-arts, par qui j’oublie
Les soins de la grandeur,
Venez! Je vous implore;
Vous seuls pouvez encore
Consoler ma douleur!
KAULBART ET ARMFELT, s’approchant du roi.
Sire …
GUSTAVE.
Que voulez-vous?
KAULBART.
Le travail de la guerre.
ARMFELT.
Celui de la justice.
OSCAR.
Et le bal de demain.
GUSTAVE.
C’est pour toi, mon beau page, une importante affaire.
A Kaulbart, à Armfelt et à Oscar, prenant les papiers qu’ils lui présentent.
Donnez! … donnez!
OSCAR.
Oh! notre souverain
Dicte comme César, à plus d’un secrétaire!
GUSTAVE, lisant.
»Armer sur-le-champ nos vaisseaux;
Mettre en état nos arsenaux.«
À part.
Oui, la fortune moins jalouse,
Sur les rives de la Néva,
Bientôt vengera Charles-Douze
Et les affronts de Pultava!
Lisant un autre papier.
»Nous octroyons le privilége
Promis par notre aïeul Wasa.«
A part.
Et du peuple que je protége
L’amour seul me protégera.
A Oscar.
Des dames je veux voir la liste.
OSCAR la lui donnant.
Oh! rien que des beautés!
GUSTAVE.
Sur ce point-là j’insiste.
Lisant.
La duchesse d’Holberg et celle de Gothland …
La comtesse Anckarstroem! …
OSCAR à part et le regardant.
D’honneur, c’est étonnant;
Oui … depuis quelque temps, j’ai cru le reconnaître,
Ce nom-là fait toujours de l’effet sur mon maître.
Gustave reste plongé dans la rêverie.
Ensemble.
GUSTAVE, rêvant.
Elle y viendra … par sa présence
Cette fête s’embellira.
Je dois la voir! … et d’espérance
Je sens mon coeur battre déjà.
LE CHOEUR.
Voyez; il médite en silence
De grands et d’utiles projets.
Ne le troublons pas, car il pense
Au bonheur de tous ses sujets.
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS, à part.
Voyez comme il rêve en silence;
S’il se doutait de nos projets!
Amis, redoublons de prudence
Pour en assurer le succès.
Sur un geste du roi, tout le monde sort par le fond.
Scène III.
Gustave, Oscar, puis Anckarstroem.
GUSTAVE, à Oscar.
Que je sois seul!
Au moment de se retirer, Oscar aperçoit Anckarstroem qui entre par la porte à gauche; il va à lui et lui dit à demi-voix:
OSCAR.
Le roi ne voulait voir personne;
Mais le comte Anckarstroem, mais son meilleur ami,
A toujours accès près de lui.
Il sort en lui montrant le roi qui est près de la table, la tête appuyée dans ses mains.
ANCKARSTROEM.
Quel air sombre et rêveur!
GUSTAVE, à part.
A toi je m’abandonne,
Amélie! Amélie! …
Levant les yeux et apercevant Anckarstroem qui s’incline devant lui.
O ciel! c’est son mari!
ANCKARSTROEM.
Quel désir en son coeur pourrait former Gustave,
Quand l’empire des czars qu’il menace et qu’il brave,
Et quand l’Europe entière admirent sa valeur?
GUSTAVE.
C’est beaucoup pour la gloire et rien pour le bonheur.
Duo.
ANCKARSTROEM.
O Gustave, ô mon noble maître!
O vous qu’en mon coeur je chéris,
Mon zèle ne peut-il connaître
Et partager tous vos ennuis?
GUSTAVE.
Une vague mélancolie,
Des tourments cruels et secrets
Consument lentement ma vie,
Qui me fatigue et que je hais!
ANCKARSTROEM.
De grâce! Achevez …
GUSTAVE.
Ah! je n’ose.
À part.
Craignons de rougir à ses yeux!
ANCKARSTROEM.
Eh bien! et quoique je m’expose
En vous faisant de tels aveux,
De vos chagrins je sais la cause.
GUSTAVE avec effroi.
O ciel!
ANCKARSTROEM froidement.
Je la sais.
GUSTAVE.
Toi? grands Dieux!
Ensemble.
GUSTAVE.
Par sa seule présence
Je tremble humilié;
Car malgré moi j’offense
L’honneur et l’amitié.
ANCKARSTROEM.
Je romprai le silence;
Car je suis sans pitié,
Alors que l’on offense,
L’honneur et l’amitié.
A demi-voix.
Sachez donc qu’ici même, et je vous le confie,
Parmi vos courtisans, vos amis, vos flatteurs,
Il se trame un complot pour vous ôter la vie!
GUSTAVE, avec joie.
Ah! ce n’est que cela?
ANCKARSTROEM.
J’en connais les auteurs;
Je les ai devinés.
GUSTAVE, de même.
Grâce au ciel, je respire!
ANCKARSTROEM.
Dans l’ombre je veillais et je puis tout vous dire …
GUSTAVE.
Non, non, tais-toi.
ANCKARSTROEM.
Parler est mon devoir.
GUSTAVE.
Il faudrait les punir; je ne veux rien savoir.
Ensemble.
GUSTAVE, à part.
Qu’un amour qui l’offense
Par moi soit oublié:
Dans ma reconnaissance
Respectons l’amitié!
ANCKARSTROEM.
Ah! c’est trop de clémence!
Non, jamais de pitié,
Alors que l’on offense
L’honneur et l’amitié!
GUSTAVE.
Ne cherche pas dans ton zèle
A punir d’obscurs complots,
Quand la gloire nous appelle
A de plus nobles travaux.
Ensemble.
GUSTAVE.
Oui, le fier Moscovite
Aux combats nous invite!
Marchons, et contre lui dirigeons nos soldats!
Si je meurs, que ce soit au milieu des combats:
La victoire me doit un semblable trépas!
ANCKARSTROEM.
Oui, le fier Moscovite
Aux combats nous invite;
Marchons, et contre lui dirigez vos soldats.
Il est beau de mourir au milieu des combats;
Et la gloire vous doit un semblable trépas!
Mais ces conspirateurs dont le bras vous menace,
Comment, sans les punir, déjouer leurs projets?
GUSTAVE.
Qu’ils sachent que je les connais,
Cela seul suffira:
ANCKARSTROEM.
C’est doubler leur audace.
GUSTAVE.
Je sais que leurs poignards sont levés sur mon sein;
Mais redouter toujours le fer d’un assassin,
C’est mourir mille fois! et bravant leur atteinte,
J’aime mieux m’y livrer sans défense et sans crainte;
Peut-être ils n’oseront! … La main tremble, crois-moi,
Quand on veut immoler et son père et son roi!
Oscar rentre par la porte du fond.
OSCAR, à Gustave.
Le grand surintendant qui dirige la fête
A Votre Majesté veut parler sur-le-champ.
GUSTAVE, à part, souriant.
Mon Gustave Wasa qu’aujourd’hui l’on répète!
OSCAR.
Le maître des ballets l’accompagne et prétend
Qu’on ne peut rien en votre absence.
GUSTAVE.
Je ne puis cependant sortir en ce moment;
Alors, qu’ils viennent tous, et le chant et la danse!
Mouvement de surprise d’Anckarstroem.
La salle d’opéra que ma main fit bâtir
Attient à ce palais: ainsi tout se compense;
Ainsi près des ennuis j’ai placé le plaisir.
Oscar qui était sorti rentre avec le maître des ballets et tous les acteurs et danseurs habillés en paysans Dalécarliens. Le grand surintendant, le maréchal du palais, un chambellan, de Horn, Warting et les seigneurs de la cour viennent se placer derrière le roi.
Au maître des ballets.
Voici tous nos acteurs. Devant nous qu’on commence!
A Anckarstroem, lui faisant signe de s’asseoir à droite à côté de lui.
Toi, tu peux critiquer sans façons, sans égards,
Car il n’est plus de rois où règnent les beaux-arts!
Se tournant vers les seigneurs de la cour qui sont derrière lui.
Nous sommes dans les champs de la Dalécarlie,
Où Gustave Wasa, dont les jours sont proscrits,
Vient chercher un asile.
ANCKARSTROEM.
Et sauver son pays …
Comme vous, sire …
GUSTAVE, l’interrompant et s’adressant au maître des ballets.
Allons, commençons, je vous, prie.
Le maître des ballets prend les ordres du roi, et la répétition commence au milieu du salon.
Première entrée. – Paraît d’abord un acteur représentant Wasa; il est en costume de paysan Dalécarlien: poursuivi et accablé de fatigue, il peut à peine se soutenir. Des valets de pied ont apporté de la salle d’Opéra un banc de gazon. Wasa s’y assied et s’endort. Une musique harmonieuse se fait entendre, des songes heureux viennent entourer Wasa et lui montrent le Génie de la Suède qui lui apparaît et lui promet la victoire. – Le roi se lève et fait au maître des ballets des observations sur la manière dont les groupes sont formés; il demande d’autres poses, d’autres pas que l’on exécute. Les songes disparaissent, et les jeunes danseuses qui les représentaient viennent recevoir les compliments du roi et des seigneurs qui l’entourent.
Deuxième entrée – Une musique joyeuse annonce une noce Dalécarlienne. A ce bruit Wasa se réveille. Les paysans et paysannes lui offrent l’hospitalité et le font asseoir à leur table: il accepte; l’on danse. – Pendant ce temps, le roi a expliqué aux seigneurs qui l’entourent les différentes scènes du ballet.
Troisième entrée. – Les ouvriers qui travaillent aux mines arrivent, et l’un deux reconnaît Wasa; il le montre à ses compagnons, qui tombent à ses pieds et jurent de le prendre pour chef, de le défendre et de le suivre. – Anckarstroem et les seigneurs de la cour applaudissent.
En ce moment paraît au milieu du salon le ministre de la justice tenant à la main plusieurs ordres à signer. A sa vue, le roi se lève, interrompt la répétition, et fait signe au maître des ballets et aux acteurs de se retirer.
GUSTAVE, se levant et s’adressant au maître des ballets et aux artistes.
Des ordres à signer. C’est bien! Que l’on nous laisse!
Le. maître des ballets et les artistes sortent par les portes du fond. Gustave lit deux ou trois ordres qu’il signe, puis s’arrête en en lisant un quatrième.
Mais que vois-je? un arrêt d’exil?
Contre une femme encor!.. Quel crime, quel péril
Dicta cet ordre?
ARMFELT.
C’est une devineresse,
Une femme du peuple; Arvedson est son nom.
OSCAR, vivement.
Arvedson, dites-vous? la célèbre sibylle
Qui voit venir chez elle et la cour et la ville!
ARMFELT.
Sur le port de Stockholm je sais que sa maison
Est le rendez-vous et l’asile
De gens suspects et turbulents.
Je bannis Arvedson!
OSCAR.
Et moi je la défends!
Couplets.
Premier couplet.
Aux cieux elle sait lire;
Et dans sa docte main
Les cartes vont prédire
L’avenir incertain.
Fillette qui désire,
Duchesse qui soupire
Pour ce qu’elle n’a pas,
Disent tout bas, tout bas:
Allons, allons chez la devineresse;
Et, par son adresse,
Pour nous l’avenir
Va se découvrir!
Elle est de concert
Avec Lucifer!
LE CHOEUR, en riant.
D’honneur, c’est charmant!
Quel rare talent!
Elle est de concert
Avec Lucifer!
OSCAR.
Deuxième couplet.
Chez elle on trouve encore
Des philtres inconnus,
Qui font que l’on s’adore
Ou qu’on ne s’aime plus.
Amants qu’on désespère,
Maris q l’on n’aime guère,
Si vous doutez encor,
Pour savoir votre sort …
Allez, allez chez la devineresse;
Et, par son adresse,
Pour vous l’avenir
Va se découvrir!
Elle est de concert
Avec Lucifer!
LE CHOEUR.
D’honneur, c’est charmant!
Quel rare talent!
Elle est de concert
Avec Lucifer!
ARMFELT.
Il faut la condamner!
OSCAR.
Il faut lui faire grâce!
GUSTAVE.
L’alternative m’embarrasse;
Et, pour juger plus sainement,
J’imagine un moyen dicté par la sagesse.
TOUS.
Et lequel?
GUSTAVE.
Aujourd’hui, sous un déguisement,
Rendons-nous tous chez la devineresse
ANCKARSTROEM.
Y pensez-vous?
GUSTAVE.
Eh! oui vraiment!
Moi je pense, c’est mon système,
Qu’un roi doit tout voir par lui-même.
OSCAR.
La bonne idée! ah! ce sera charmant!
GUSTAVE.
N’est-il pas vrai? Le plaisir nous attend.
Finale.
TOUS.
Sous les grelots de la folie
Qu’aujourd’hui chacun se rallie!
Quittons les grandeurs et la cour,
Et soyons heureux pour un jour!
Un seul jour!
DE HORN, bas à Warting.
Ah! si cette aventure aujourd’hui faisait naître
L’occasion propice!
WARTING, de même.
Il ne faut qu’un moment.
ANCKARSTROEM, bas à Gustave.
Quel projet imprudent!
GUSTAVE.
Je le trouve divin!
ANCKARSTROEM.
On peut vous reconnaître!
DE HORN ET WARTING, riant.
Anckarstroem est toujours tremblant!
ANCKARSTROEM, haut les regardant.
Oui, dès qu’il s’agit de mon maître.
À part.
Mais sur eux tous je veille, et de nombreux soldats,
Par mes soins disposés,
Montrant le roi.
De loin suivront ses pas.
GUSTAVE aux courtisans.
Pour ne pas être vus en traversant la ville,
Séparément chez la sibylle
Nous nous rendrons.
A Oscar.
Pour moi dispose ce qu’il faut,
Un habit de soldat ou bien de matelot.
OSCAR.
En serai-je?
GUSTAVE.
Oui vraiment.
Aux courtisans.
Ainsi, quoi qu’il arrive,
A deux heures le rendez-vous
Chez Arvedson; et qui m’aime me suive!
OSCAR montrant les courtisans qui s’inclinent tous devant le roi.
Oh! sire, ils vous suivront tous!
Ensemble.
GUSTAVE, ET LES COURTISANS.
Sous les grelots de la folie
Qu’aujourd’hui chacun se rallie!
Quittons les grandeurs et la cour,
Et soyons heureux pour un jour!
ANCKARSTROEM.
Sous les grelots de la folie
Peut se cacher la perfidie;
Au prix des miens sauvons ses jours,
Et sur mon roi veillons toujours.
Acte deuxième
La maison de la devineresse. – Sur le second plan, à gauche, une large cheminée dans laquelle on a construit un poêle: le feu est allumé; une chaudière bout sur un trépied. Du même côté, et sur le premier plan, un cabinet. Sur le second plan, à droite, une petite porte secrète, au baut d’un escalier. Au fond, une porte et une croisée à travers laquelle on aperçoit une partie du port et de la rade de Stockholm.
Scène première.
Arvedson, Christian, Gens du Peuple, puis Gustave.
La devineresse est devant sa table, à gauche; près d’elle et debout, un garçon et une jeune fille lui demandent la bonne aventure; à droite et dans le fond, des gens du port, des matelots et des femmes du peuple attendent leur tour.
LE CHOEUR, regardant Arvedson avec crainte et respect.
Gardons-nous bien de la troubler,
C’est Belzébuth qui va parler.
Couplets.
ARVEDSON, jetant quelques plantes dans la chaudière.
Premier couplet.
O Belzébuth, ô roi des noirs abîmes,
Sois aujourd’hui mon guide et mon soutien!
A ton aspect les coeurs pusillanimes
Tremblent d’effroi; mais moi, je ne crains rien!
O mon maître! maître suprême,
Dont j’invoque les lois,
De l’enfer viens toi – même,
Et réponds à ma voix!
Gustave, habillé en matelot, entre seul par la porte du fond, et se mêle, à droite, parmi les gens du peuple.
GUSTAVE.
Au rendez-vous j’arrive, et le premier, je crois.
Il aperçoit la devineresse et veut la regarder de plus près. Les femmes du peuple le repoussent rudement, et le roi s’éloigne d’elles en souriant.
ARVEDSON, continuant son évocation.
Deuxième couplet.
Prince des nuits, préside à ces mystères;
Je crois en toi, je crois en ton pouvoir;
Pourquoi, souvent rebelle à mes prières,
As – tu trompé mes voeux et mon espoir?
O mon maître! maître suprême
Dont j’invoque les lois,
De l’enfer viens toi-même,
Et réponds à ma voix!
Je l’entends … c’est lui-même,
Il répond à ma voix.
Elle se frotte les mains et le front avec le philtre qu’elle vient de composer.
LE CHOEUR, l’entourant.
Vive la devineresse,
Dont le pouvoir redouté
Nous dispense la richesse,
Le plaisir et la santé!
ARVEDSON.
Silence! Je l’ai dit.
TOUS, à voix basse, et la pressant davantage en tendant leur main.
A mon tour maintenant.
Voilà mon argent!
Voilà, voilà mon argent.
CHRISTIAN, matelot, fendant brusquement la foule.
Place, vous dis-je! à mon tour! c’est à moi,
Christian, matelot du roi!
Je veux savoir mon sort et mes chances futures.
Au service du roi j’ai bravé le trépas,
Et depuis dix-huit ans que pour lui je me bats,
Je n’ai rien reçu!
ARVEDSON.
Rien!
CHRISTIAN.
Que trois larges blessures.
Aurai-je mieux un jour?
ARVEDSON.
Donnez-moi votre main!
CHRISTIAN, présentant sa main.
Je paierai bien; tâchez que ce soit bon.
GUSTAVE, à part.
Brave homme!
ARVEDSON, examinant la main de Christian.
Vous recevrez un jour, de notre souverain,
Un beau grade, et, de plus, une assez forte somme.
GUSTAVE, tirant de sa poche un rouleau d’or sur lequel il écrit quelques mots au crayon.
Je veux qu’elle ait dit vrai.
Il glisse le rouleau dans la poche de la veste de Christian, et se remet tranquillement à fumer sa pipe.
CHRISTIAN, à Arvedson.
Sorcière, grand merci!
À part.
Pour moi, pour mes enfants, quelle heureuse nouvelle!
A Arvedson.
Combien?
ARVEDSON.
Deux rixdallers.
CHRISTIAN.
C’est cher.
Fouillant dans sa poche.
Car l’escarcelle
N’est pas trop bien garnie.
Retirant le rouleau qu’il regarde avec étonnement.
O ciel! Que vois-je ici?
Lisant.
»Le roi Gustave, à son vieux camarade,
Christian, l’officier.« A moi de l’or! … un grade!
O miracle! ô bonheur! la sorcière a raison;
Je vanterai partout ses talents et son nom!
Ensemble.
ARVEDSON, avec enthousiasme.
Du maître à qui je m’adresse
Mon coeur n’a jamais douté;
Par moi qui suis sa prêtresse
Son pouvoir est respecté.
CHRISTIAN ET LE CHOEUR.
Vive la devineresse
Dont le pouvoir redouté
Nous accorde la richesse,
Le plaisir et la santé!
Entourant Arvedson.
Pour qu’on m’en donne autant,
Voilà, voilà mon argent!
GUSTAVE.
Oui, oui … la devineresse
Sur moi n’avait pas compté;
De son art, de son adresse,
Elle doute en vérité.
Ce miracle étonnant
A doublé son talent.
Dans ce moment on frappe en dehors de la petite porte à droite: tout le monde s’arrête et écoute.
GUSTAVE.
On a frappé!
ARVEDSON, à part, montrant la petite porte.
Souvent, par ce secret passage,
Se rend chez moi plus d’un grand personnage,
Qui veut à tous les yeux garder le décorum.
Elle va ouvrir; entre un domestique sans livrée.
GUSTAVE, le regardant.
Que vois-je? Un valet d’Anckarstroem,
Sans livrée, en ces lieux!
LE VALET, s’adressant à Arvedson.
Madame, ma maîtresse
Vers vous m’envoie.
GUSTAVE, à part.
O ciel! c’est la comtesse!
LE VALET.
En dehors elle attend.
ARVEDSON.
Eh bien?
LE VALET.
Elle voudrait
Vous consulter seule en secret.
GUSTAVE, faisant un geste de joie.
Dieux!
ARVEDSON.
Elle peut venir sans crainte et sans scrupule.
J’aurai soin d’éloigner tous les yeux indiscrets.
Le valet sort.
GUSTAVE, à part.
Exaltée, et pourtant faible, tendre et crédule,
C’est elle! … Je la reconnais!
Mais quels sont ses désirs et surtout ses projets?
ARVEDSON, qui pendant cet aparté s’est approchée des gens du peuple.
Pour vous répondre à tous, il faut qu’avec adresse
Mon démon familier par moi soit consulté.
Vous revi endrez plus tard! je le veux! Qu’on me laisse!
LE CHOEUR.
Vive la devineresse,
Dont le pouvoir redouté
Nous dispense la richesse,
Le plaisir et la santé!
Ils sortent tous par la porte du fond; Gustave a l’air de les suivre, passe derrière Arvedson et entre dans le cabinet à gauche, où il est caché par le rideau que forme une voile de navire. Arvedson a reconduit tous les gens du peuple jusqu’à la porte du fond, qu’elle ferme sur eux à double tour, puis elle va ouvrir la porte à droite; paraît Amélie qui entre en tremblant et regarde avec crainte autour d’elle.
Scène II.
Arvedson, Amélie, Gustave, caché.
Trio.
ARVEDSON.
Rassurez-vous. Vers moi qui vous amène?
AMÉLIE, timidement.
Puisque votre science est, dit-on, souveraine …
Ce qui m’amène ici, vous devez le savoir.
ARVEDSON.
Laissez-moi de mon art consulter le pouvoir.
À part réfléchissant.
C’est sans doute une grande dame;
Oui, quelque dame de la cour;
Et le trouble agite son âme.
Haut.
Il s’agit de chagrin d’amour!
AMÉLIE.
O ciel! vous savez mon secret!
ARVEDSON.
J’en étais sûre!
GUSTAVE, à part.
Elle aimerait!
ARVEDSON.
C’est bien, achevons!
GUSTAVE, à part.
Écoutons!
AMÉLIE.
J’ai vu briller, au rang suprême,
Un amant qui m’a su charmer.
Je lutte en vain! hélas! Je l’aime,
Et je voudrais ne plus l’aimer!
ARVEDSON.
Quoi! vous aimez!
AMÉLIE.
Sans le vouloir;
Et, comment, fidèle au devoir,
De mon souvenir
Le bannir?
Ensemble.
AMÉLIE.
Mon âme émue
Résiste en vain;
Flamme inconnue
Brûle mon sein;
Hélas! madame,
Comment guérir
Si douce flamme
Qui fait mourir?
ARVEDSON.
Son âme émue
Résiste en vain;
Feu qui la tue
Brûle son sein.
Cessez, madame,
De tant gémir;
De cette flamme
On peut guérir.
GUSTAVE à part.
Voix que j’adore,
Rêve enchanteur!
Je doute encore
De mon bonheur!
Ami fidèle,
Je devrais fuir!
Mais fuir loin d’elle
Serait mourir.
ARVEDSON.
Je sais un magique breuvage,
D’un infaillible effet!
AMÉLIE.
Au prix de tout mon or …
Lui donnant une bourse.
Tenez, et cent fois plus encor!
ARVEDSON.
Mais pour le composer il vous faut du courage!
AMÉLIE.
Du courage … j’en aurai!
ARVEDSON.
Hors des murs de la ville il est un lieu terrible,
Sauvage, épouvantable, et du peuple abhorré;
De la loi qui punit la rigueur inflexible
Au châtiment l’a consacré!
Et là, des condamnés, quand siffle la tourmente,
Se heurte dans les airs la dépouille flottante!
C’est là qu’il faut aller … ce soir, seule, à minuit!
AMÉLIE.
Je n’oserai jamais.
ARVEDSON.
Déjà ton front pâlit!
AMÉLIE, avec exaltation et s’armant de courage.
J’irai, j’irai! Que dois-je faire?
ARVEDSON.
De ta main il faut arracher
Une plante magique, une verte bruyère
Qui ne croît que sur ce rocher.
AMÉLIE.
O ciel!
ARVEDSON.
Eh quoi! ton coeur frissonne!
AMÉLIE.
Oui! mais pour l’oublier, le devoir me l’ordonne,
J’irai, je le promets.
GUSTAVE, à part.
Et moi,
Je t’y suivrai, j’y veillerai sur toi.
Ensemble.
AMÉLIE.
Mon âme émue
Résiste en vain;
Flamme inconnue
Brûle mon sein.
Oui, de mon âme
Il faut bannir
Coupable flamme
Qui fait mourir.
A mon devoir fidèle,
Je brave le danger,
Oui, c’est Dieu qui m’appelle;
Il doit me protéger.
ARVEDSON.
Son âme émue
Résiste en vain;
Feu qui la tue
Brûle son sein.
Cessez, madame,
De tant gémir;
De cette flamme
On peut guérir.
A mes avis fidèle,
Bravez un tel danger;
Celui qui vous appelle
Saura vous protéger.
GUSTAVE à part.
Voix que j’adore,
Rêve enchanteur!
Je doute encore
De mon bonheur.
Ami fidèle,
Je devrais fuir;
Mais fuir loin d’elle
Serait mourir.
Du moins je veux loin d’elle
Écarter le danger,
Et son amant fidèle
Saura la protéger.
A la fin de ce trio l’on entend plusieurs voix crier en dehors, à la porte du fond:
LES COURTISANS, en dehors.
Fille d’enfer dont les jours sont maudits!
Sorcière, ouvre-nous ton logis!
ARVEDSON, reconduisant Amélie jusqu’à la porte à droite.
Partez! partez!
AMÉLIE.
Adieu! Toi, songe à ta promesse!
Elle sort. Arvedson referme la porte à droite, puis va ouvrir celle du fond. Gustave est rentré dans le cabinet à gauche, et, lorsque de Horn, Warting et les courtisans ont descendu le théâtre, il sort et se mêle à la foule sans être aperçu.
Scène III.
Arvedson, Gustave, De Horn. Warting, Oscar, Courtisans, déguisés en gens du peuple.
LE CHOEUR, à Arvedson.
De Belzébuth digne prêtresse,
En son temple nous venons tous
Interroger sa prophétesse;
Au nom de l’enfer, réponds-nous!
OSCAR, à part.
Mais le roi dans ces lieux tarde bien à paraître.
Apercevant Gustave.
C’est lui,
Souriant.
C’est notre auguste maître,
Sous cet habit de matelot! …
GUSTAVE, à demi voix et lui faisant signe de se taire.
Tais-toi! pas un mot!
S’adressant à Arvedson.
Ronde.
Premier couplet.
Vieille sibylle,
Qu’on dit habile,
Par Belzébuth, apprends-moi mon destin!
Quel qu’il puisse être,
Fais-le connaître;
Nous en rirons le verre en main.
Près de l’objet de ma tendresse,
Dis-moi si l’amour
M’attend au retour.
Mais l’Océan ou ma maîtresse
Devraient-ils tous deux
Trahir mes voeux,
Du ciel, des mers
Et des enfers
Je braverais
Les décrets!
Allons,
Réponds,
Nous entendrons
Notre avenir
Sans frémir!
LE CHOEUR.
Par Belzébuth, réponds sans hésiter!
Oui, rien de toi ne peut m’épouvanter!
Du ciel, des mers
Et des enfers
Je braverais
Les décrets!
Allons,
Réponds,
Nous entendrons
Notre avenir
Sans frémir.
GUSTAVE.
Deuxième couplet.
Quand la tempête
Sur notre tête
Gronde, mugit et soulève les flots,
Notre équipage
Brave l’orage,
Et nous chantons en joyeux matelots.
Loin du beau ciel de la patrie
S’il faut demeurer
Ou bien expirer,
Ou s’il faut dire à son amie:
Adieu, mes amours,
Pour toujours;
Du ciel, des mers,
Et des enfers
Nous braverons tous
Le courroux!
Allons,
Réponds,
Nous entendrons
Notre avenir
Sans frémir!
LE CHOEUR.
Par Belzébuth, réponds sans hésiter!
Oui, rien de toi ne peut m’épouvanter
Du ciel, des mers
Et des enfers
Nous braverons tous
Le courroux!
Allons, Réponds,
Nous entendrons
Notre avenir
Sans frémir!
ARVEDSON.
Oh! qui que vous soyez; vous tous, dont l’arrogance
Vient jusqu’en ce logis insulter ma puissance,
Du sort que votre voix me force à révéler
Peut-être les arrêts vont vous faire trembler.
GUSTAVE aux courtisans.
Eh bien! mes chers amis, vous gardez le silence!
WARTING.
Qui voudra le premier tenter l’épreuve?
OSCAR vivement.
Moi!
TOUS.
C’est moi! c’est moi! c’est moi!
GUSTAVE.
J’en réclame l’honneur!
OSCAR, à part.
C’est juste, il est le roi.
ARVEDSON, prenant la main de Gustave et en examinant les lignes.
Si le sort ne m’a trompée,
Cette main est vaillante et sait porter l’épée.
OSCAR, vivement.
Elle a dit vrai!
GUSTAVE, à part.
Silence!
A Arvedson.
Achève!
ARVEDSON, regardant encore la main du roi et détournant les yeux en poussant un soupir.
Hélas!
Retire-toi … ne m’interroge pas.
GUSTAVE, avec fermeté.
Je persiste pourtant; je le veux!
Se reprenant avec douceur.
Je t’en prie!
TOUS.
Parlez, parlez.
ARVEDSON.
Eh bien! avant peu tu mourras!
GUSTAVE, avec enthousiasme.
Si c’est au champ d’honneur, ah! je t’en remercie!
ARVEDSON.
Guerrier, un tel bonheur ne t’est pas destiné;
Et tu mourras … assassiné!
TOUS, avec effroi.
Grands dieux!
GUSTAVE riant.
Ah! la bonne folie!
DE HORN ET WARTING, troublés.
Quelle horreur!
ARVEDSON, les regardant tous deux d’un air menaçant.
Pourquoi donc, vous que je vois ici,
A ce mot seul tremblez-vous plus que lui?
Ensemble.
OSCAR ET LES COURTISANS.
O funeste pensée
Dont mon âme est glacée!
Je tremble malgré moi
De surprise et d’effroi.
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS, regardant Arvedson.
Malheur à l’insensée
Qui lit dans ma pensée!
Je frémis malgré moi,
De surprise et d’effroi.
ARVEDSON.
Sa vie est menacée,
Et son âme insensée
A mon art, je le voi,
Ne peut ajouter foi.
GUSTAVE, riant.
Quelle plaisanterie!
Oh! la bonne folie!
Ah! je ris malgré moi,
Du trouble où je les voi.
GUSTAVE, à Arvedson.
Achève alors ta prophétie!
Sais-tu quel est celui qui doit m’ôter la vie?
ARVEDSON, lentement.
C’est celui même … à qui le premier aujourd’hui
Tu donneras la main.
GUSTAVE, gaiement.
Vraiment? nouveau miracle!
Il fait le tour du cercle et présente en riant sa main à tous les courtisans, qui reculent et refusent de la toucher.
Eh bien! Messieurs, messieurs, lequel de vous ici
Voudra faire mentir l’oracle?
Scène IV.
Les Mêmes; Anckarstroem, paraissant à la porte du fond.
GUSTAVE, courant à lui vivement, et, sans y penser, lui prenant amicalement la main.
Ah! te voilà … viens donc! Toi seul es en retard.
TOUS, avec un mouvement de surprise, voyant la main du roi dans celle d’Anckarstroem.
Anckarstroem!
DE HORN, riant.
Je respire.
WARTING, de même.
Et rends grâce au hasard!
Ensemble.
OSCAR, et les courtisans riant.
Malgré son art et sa science,
La sibylle était dans l’erreur.
Ah! je renais à l’espérance,
Le calme rentre dans mon coeur.
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS, riant.
Malgré son art et sa science,
La sibylle était dans l’erreur,
Et de nos projets de vengeance
Rien ne doit ralentir l’ardeur.
GUSTAVE, riant.
Malgré son art et sa science,
La sibylle était dans l’erreur;
Et je ris, encor, quand j’y pense.
De leur crainte et de leur terreur.
ARVEDSON.
Oui, vous méprisez ma puissance,
Vous traitez mon art d’imposteur;
Mais le destin dans sa vengeance,
Vous punira de votre erreur.
GUSTAVE, serrant de nouveau la main d’Anckarstroem.
Oui, cette main que je presse en la mienne
Est celle d’un ami!
ANCKARSTROEM, s’inclinant.
Quoi! sire?
ARVEDSON, étonnée.
C’est le roi!
GUSTAVE, souriant.
Ton art, grande magicienne,
Ne te l’avait pas dit; et même, je le voi,
Tu n’avais pas non plus prévu que de la ville
On voulait te bannir?
ARVEDSON.
Moi, sire?
GUSTAVE.
Sois tranquille!
Je te permets de rester en ces lieux.
De plus …
Lui donnant une bourse.
Prends cet or … je le veux!
ARVEDSON.
Gustave! … ô mon généreux maître!
Pour reconnaître ici tes bienfaits, je ne puis,
Que répéter encor mes sinistres avis …
A demi-voix, regardant Anckarstroem.
L’un d’eux te trahira!
WARTING, ET DE HORN.
Grand Dieu!
ARVEDSON, regardant aussi de Horn et Warting.
Plus d’un, peut-être!
GUSTAVE, avec colère.
Quoi! Toujours des soupçons! … Tais-toi!
Avec bonté.
Gustave ne veut pas en instruire le roi!
Ensemble.
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS.
Je tremble que la défiance
Ne se glisse enfin dans son coeur.
Si nous retardons la vengeance,
Il échappe à notre fureur.
OSCAR ET LES COURTISANS.
Malgré son art et sa science,
La sibylle était dans l’erreur.
Ah! je renais à l’espérance,
Le calme rentre dans mon coeur.
ARVEDSON.
Oui, vous méprisez ma science,
Vous traitez mon art d’imposteur;
Mais le destin dans sa vengeance,
Vous punira de votre erreur.
ANCKARSTROEM, montrant Arvedson.
En ses discours j’ai confiance,
La crainte se glisse en mon coeur.
Regardant De Horn et Warting.
Des traîtres craignons la vengeance
Et sachons tromper leur fureur.
GUSTAVE.
Oui, bannissons la défiance
Qui viendrait troubler mon bonheur,
Et ne pensons qu’à l’espérance
Qui doit régner seule en mon coeur.
ANCKARSTROEM, à quelques seigneurs qui l’entourent.
Venez, messieurs, du roi protégeons la sortie.
Ils sortent par la porte du fond.
WARTING, voyant sortir Anckarstroem et ses amis.
Eh bien! sans plus tarder, saisissons ce moment!
Montrant Gustave.
Déguisé, sans défense, il nous livre sa vie …
A de Horn.
Viens, frappons! … C’est l’instant!
Tous les deux, la main cachée dans la poitrine comme pour y prendre leur poignard, s’approchent de Gustave; les autres conjurés les suivent. Gustave, Arvedson et Oscar sont seuls à gauche; Oscar aide Gustave à mettre un large manteau qu’il vient de lui présenter, Warting et de Horn qui s’avancent derrière le roi vont le frapper. Dans ce moment on entend en dehors, dans la rue, les cris du peuple.
Finale.
LE CHOEUR.
Vive à jamais Gustave!
Vive notre bon roi!
Vive, vive le roi!
Christian, le matelot, ouvre la porte du fond et, suivi d’un flot de peuple, hommes et femmes, se précipite dans la chambre. Tous les conjurés étonnes reculent de quelques pas.
CHRISTIAN, apercevant Gustave.
Camarades, c’est lui! C’est bien lui! Je le voi!
Il est l’appui du peuple, il est l’ami du brave;
Ses sujets, ses soldats diront tous comme moi:
Vive à jamais Gustave!
Vive notre bon roi!
Vive, vive le roi!
Ils entourent Gustave, s’inclinent devant lui; d’autres baisent ses mains et ses habits.
GUSTAVE, à Arvedson et à Anckarstroem, qui vient de rentrer suivi de ses amis.
Vous voulez qu’aux soupçons mon âme s’abandonne!
Voilà les seuls remparts qui défendent un roi!
Prenant la main de Christian et des autres matelots.
Mais de mon peuple heureux quand l’amour m’environne,
Les poignards ne sauraient arriver jusqu’à moi.
WARTING, DE HORN ET LES CONJURÉS
Grand Dieu! leur funeste présence
A trompé nos justes fureurs!
Mais suivons ses pas en silence;
Qu’il tombe sous nos bras vengeurs!
LE CHOEUR.
Vive à jamais Gustave!
Vive notre bon roi!
Vive, vive le roi!
Les matelots et les gens du peuple entourent Gustave; de Horn, Warting, et les autres conjurés sortent lentement et d’un air sombre au milieu des transports de joie, des chapeaux et bonnets jetés en l’air.
Acte troisième
Un site affreux et sauvage aux environs de Stockholm. – A gauche, on aperçoit deux piliers réunis au sommet par d’épaisses barres de fer: c’est là qu’on suspend les suppliciés. A l’entoure sont des rochers, des arbres verts très-élevés, qui donnent à ce paysage une apparence lugubre; plusieurs parties en sont éclairés par la lune.
Scène première.
Le site est désert; on voit tomber la neige, on entend le sifflement du vent. Minuit sonne dans le lointain; c’est l’horloge du dernier faubourg de Stockholm. – Paraît sur la montagne une femme enveloppée d’une pelisse; elle avance en tremblant, s’arrête à chaque pas et paraît près de se trouver mal. C’est Amélie. Elle aperçoit les deux piliers, elle tressaille d’effroi et tombe presque inanimée sur un banc de rochers qui est à droite.
AMÉLIE, seule.
Mon Dieu! Secourez-moi! La force m’abandonne!
Essayant de se lever.
Dans cet affreux séjour du crime et du trépas,
Tout me glace d’effroi … jusqu’au bruit de mes pas.
Je suis seule … avançons! … Quelle horreur m’environne!
Regardant les piliers.
Oui, si je me souviens de son ordre formel,
Là … parmi ces rochers … près de ce temple antique,
Il faut chercher ces fleurs dont le pouvoir magique
Doit bannir de mon coeur un amour criminel.
Elle va pour les cueillir, s’arrête et laisse tomber sa tête sur son sein.
Air.
Et lorsque d’une main tremblante
J’aurai cueilli ce talisman,
Pour que la sibylle savante
En compose un philtre puissant,
De l’amour dont je suis esclave
Tous souvenirs seront perdus!
Plus d’espoir! Plus d’amour! … Gustave,
Hélas! je ne t’aimerai plus!
O peine secrète!
Mon âme inquiète
Malgré moi regrette
Ce que je vais fuir,
Et mon coeur rebelle
Ici me rappelle
L’image cruelle
Que je dois bannir!
Oui, cette haine que j’implore,
Est pour moi plus cruelle encore
Que les tourments
Que je ressens!
O peine secrète!
Mon âme inquiète
Malgré moi regrette
Ce que je vais fuir,
Et mon coeur rebelle,
Hélas! me rappelle
L’image cruelle
Que je veux bannir!
Eh quoi! ma main balance
Quand la voix de l’honneur
Retentit à mon coeur!
Dieu, qui vois ma souffrance,
Ne m’abandonne pas,
Et viens guider mes pas!
Viens! viens! et guide mes pas!
Elle passe sous les piliers et va s’approcher des rochers lorsque paraît Gustave; elle pousse un cri d’effroi et veut s’enfuir: Gustave la retient par la main.
Scène II.
Amélie, Gustave.
GUSTAVE.
Calmez votre frayeur! C’est moi, c’est votre roi
Qui viens veiller sur vous …
AMÉLIE, retirant sa main et s’éloignant.
Ah! sire, laissez-moi!
Duo.
GUSTAVE.
Ainsi donc à l’enfer lui-même
Vous demandez de me haïr;
Moi qui gémis, moi qui vous aime,
Moi qui jure de vous chérir!
AMÉLIE.
Je me suis trahie! ah! Gustave! …
S’arrêtant et cachant sa tête dans ses mains.
Comment supporter son aspect?
GUSTAVE.
Ne craignez rien; votre humble esclave
Vous entoure de son respect!
S’approchant d’elle et avec tendresse.
Mais si l’amour règne en votre âme …
AMÉLIE, joignant les mains.
Grâce et pitié! Je suis la femme
De votre ami!
GUSTAVE, avec remords et détournant la tête.
Tais-toi! tais-toi!
AMÉLIE, de même.
Je suis la compagne chérie
De celui qui pour son roi
Donnerait son sang et sa vie!
GUSTAVE, de même.
Va-t’en! va-t’en! laisse-moi!
Et, puisque tu veux que j’expire,
Emporte ma vie avec toi!
Ensemble.
GUSTAVE.
O tourment! ô délire!
Le remords me déchire;
Pour moi point de pardon!
Sans toi je ne peux vivre;
Et l’amour qui m’enivre
Égare ma raison.
AMÉLIE.
O tourment! ô délire!
A peine je respire!
Pour moi grâce et pardon!
Je n’y pourrai survivre;
Cet amour qui l’enivre
Égare ma raison.
GUSTAVE, avec passion.
Sais-tu qu’en horreur à moi-même
Contre toi j’ai lutté longtemps?
Sais-tu que malgré moi je t’aime,
Et que je chéris mes tourments?
AMÉLIE, troublée.
Laissez-moi fuir!
GUSTAVE, la retenant.
Plutôt mourir!
Dis un seul mot, et j’abandonne
Ce rang et ce titre de roi,
Mes jours, mon bonheur, ma couronne,
Tout, pour un seul regard de toi!
AMÉLIE, hors d’elle-même, et cherchant à se dégager de ses bras.
Je succombe à mon trouble extrême …
Ah! laissez-moi quitter ces lieux! …
Gustave! eh bien! oui, oui, je t’aime!
Mais sois noble, sois généreux,
Et défends-moi contre moi-même!
GUSTAVE.
Amélie! ô bonheur!
AMÉLIE, suppliante.
Grâce!
GUSTAVE, hors de lui et dans l’ivresse.
Plus de pitié!
Plus de remords! plus d’amitié!
Hormis l’amour, que tout soit oublié!
Ensemble.
GUSTAVE.
O bonheur! ô délire!
A peine je respire!
Son coeur au mien répond.
Sans toi je ne puis vivre;
Et l’amour qui m’enivre
Égare ma raison.
La pressant contre son coeur.
Cède à ma tendresse,
Demeure en mes bras;
Un moment d’ivresse,
Et puis le trépas.
AMÉLIE.
O tourment! ô délire!
De l’amour je respire
Le dangereux poison;
Malgré moi je m’y livre.
Et l’amour qui m’enivre
Égare ma raison.
Cherchant à se dégager.
D’un instant d’ivresse
Ah! n’abuse pas!
Craignons ma faiblesse,
Fuyons de ses bras.
Écoutant et avec effroi.
Taisez-vous! taisez-vous!
GUSTAVE, écoutant aussi.
Quel bruit se fait entendre?
AMÉLIE, de même.
Des pas précipités se dirigent vers nous!
GUSTAVE.
A cette heure, en ce lieu, qui peut ainsi se rendre?
O ciel! Anckarstroem!
AMÉLIE, avec terreur, et baissant son voile.
Mon époux!
Scène III
Les Mêmes; Anckarstroem, enveloppé d’un manteau.
ANCKARSTROEM.
Vous, sire! dans ces lieux! vous auprès d’une femme!
Il est donc vrai, c’est pour un rendez-vous
Que vous risquez des jours que le pays réclame,
Des jours qui nous sont chers à tous!
Et moi qui par devoir sur vous veille sans cesse,
J’apprends que de Stokholm seul vous êtes sorti,
Et vers ces lieux, dit-on …
GUSTAVE, avec impatience.
Pourquoi m’avoir suivi?
ANCKARSTROEM.
Je ne suis pas le seul; la haine vengeresse
Veille aussi bien que l’amitié!
A demi-voix.
Ils étaient sur vos pas, ils vous ont épié;
Là, parmi ces rochers …
AMÉLIE, à part.
Ah! tous mes sens frissonnent!
ANCKARSTROEM.
Ils attendent leur proie ainsi que des bandits!
Caché par ce manteau dont les plis m’environnent,
Pour un des conjurés sans doute ils m’auront pris.
Trio.
»Oui, disaient-ils, je l’ai vu, c’est le roi,
Près d’une femme jeune et belle,
Et, quand il va s’éloigner avec elle,
Nous frapperons!«
AMÉLIE, à part.
Je meurs d’effroi!
GUSTAVE, bas à Amélie.
Par pitié, calmez votre effroi!
ANCKARSTROEM, montrant à droite un sentier parmi les rochers.
Mais vous pouvez encor, par cette seule issue,
Lui donnant son manteau.
Sous ce déguisement échapper à leur vue.
AMÉLIE, bas à Gustave.
Partez, au nom du ciel!
GUSTAVE, la prenant par la main.
Je guiderai vos pas!
Venez! Éloignons-nous!
ANCKARSTROEM, l’arrêtant.
Non pas!
S’adressant à Amélie, qui est toujours voilée.
Ils savent que Gustave est avec vous, madame;
Et le seul aspect d’une femme
Montrerait à leurs coups celui qu’il faut frapper!
AMÉLIE, à demi-voix, à Gustave.
Il a raison, et, pour leur échapper,
Partez seul.
GUSTAVE.
Moi, jamais! Plutôt perdre la vie
Que de t’abandonner!
AMÉLIE, de même.
Ah! je vous en supplie!
ANCKARSTROEM.
Partez! ils vont venir!
GUSTAVE.
Je brave leur fureur!
À part.
Et mourir auprès d’elle est encore un bonheur!
Ensemble.
AMÉLIE.
Mon sang se glace dans mes veines!
Je suis perdue et pour toujours!
O Dieu puissant, qui vois mes peines,
De Gustave sauve les jours!
GUSTAVE.
Hélas! dans mon ame incertaine
A quel moyen avoir recours?
O Dieu puissant, qui vois ma peine,
Du moins ne frappe que mes jours!
ANCKARSTROEM.
C’en est fait: sa perte est certaine!
Il refuse, hélas! mon secours.
Contre les poignards de la haine,
Dieu puissant, protége ses jours!
AMÉLIE prend Gustave par la main, le tire à part et lui dit à voix basse.
Eh bien! puisque pour vous la crainte ne peut naître,
Pour moi, du moins, tremblez!
Montrant Anckarstroem.
Oui, soudain à ses yeux
Je déchire ce voile et me fais reconnaître
Si vous ne partez pas!
GUSTAVE.
Que dites-vous, grands dieux!
AMÉLIE, de même.
Choisissez! Voulez-vous qu’il m’immole en ces lieux?
GUSTAVE.
Au nom du ciel! …
AMÉLIE, d’un geste impératif et avec dignité.
Partez! je l’ai dit! je le veux!
Ensemble.
AMÉLIE.
Mon sang se glace dans mes veines!
Je suis perdue et pour toujours!
O Dieu puissant, qui vois mes peines,
De Gustave sauve les jours!
GUSTAVE.
Hélas! dans mon ame incertaine
A quel moyen avoir recours?
O Dieu puissant, qui vois ma peine,
Du moins ne frappe que mes jours!
ANCKARSTROEM.
C’en est fait: sa perte est certaine!
A quel moyen avoir recours?
Contre les poignards de la haine,
Dieu puissant, protége ses jours!
Gustave hésite encore; Amélie lui renouvelle de la main l’ordre de s’éloigner, le roi semble alors prendre une grande résolution, et s’approche d’Anckarstroem.
GUSTAVE, d’un ton solennel.
Anckarstroem, écoute-moi:
Je connais dès longtemps ton amour pour ton roi.
Ta loyauté, ta foi dans tes serments.
ANCKARSTROEM.
Ah! sire! …
GUSTAVE, montrant Amélie.
Aux portes de Stockholm jure de la conduire.
ANCKARSTROEM.
Je le promets!
GUSTAVE.
Sans lui rien dire,
Sans chercher même à deviner ses traits.
ANCKARSTROEM.
Je le promets!
Et qu’à l’instant même j’expire
Si j’y manquais!
GUSTAVE.
Tu le jures à moi
Sur la vie et l’honneur!
ANCKARSTROEM.
Mieux encor: par mon roi!
Ensemble.
AMÉLIE.
Du haut de cette roche
Ne l’entendez-vous pas?
Ce bruit sourd qui s’approche
Annonce le trépas!
Oui, leurs pas retentissent;
Tous mes sens en frémissent!
Partez, je les entends!
Songez à vos serments! …
Partez, je les entends!
GUSTAVE.
A la mort qui s’approche.
Oui, dérobons nos pas!
Si j’étais sans reproche,
Je ne la craindrais pas.
Pour elle quel supplice!
Grand Dieu! sois-moi propice! …
A Anckarstroem.
Toi, songe qu’en tous temps
Je crois à tes serments:
Tu tiendras tes serments.
ANCKARSTROEM.
Du haut de cette roche
Je crois entendre, hélas!
Leur troupe qui s’approche
Apportant le trépas.
Oui, leurs pas retentissent;
Tous mes sens en frémissent!
Partez! … je les entends!
Je tiendrai mes serments!
Je tiendrai mes serments!
Gustave s’éloigne par la droite et disparaît à travers les rochers; Amélie le suit longtemps des yeux avec inquiétude, tandis qu’Anckarstroem remonte le théâtre pour s’assurer que les meurtriers ne viennent pas encore.
Scène IV.
Anckarstroem, Amélie.
ANCKARSTROEM, redescendant le théâtre et s’approchant d’Amélie.
Hâtons-nous de quitter ce lieu sombre et sauvage;
Jusqu’aux murs de Stockholm, je l’ai juré, je doi
Guider vos pas.
AMÉLIE, à part.
Je sens défaillir mon courage!
ANCKARSTROEM.
Venez, madame!
Amélie tressaille d’effroi.
O ciel! vous tremblez! Et pourquoi?
Vous êtes confiée à la garde, à la foi
D’un fidèle sujet; que ce mot vous rassure.
AMÉLIE, à part, se soutenant à peine, et portant la main à son coeur.
Je meurs!
ANCKARSTROEM.
Au nom du ciel qui punit le parjure,
Je tiendrai les serments que j’ai faits à mon roi!
Ensemble.
AMÉLIE, à part.
O céleste justice!
Que ta loi me punisse!
Mais permets à ses yeux
Que ce voile propice
Dérobe mon supplice
Et mes tourments affreux!
ANCKARSTROEM.
Il faut que j’obéisse.
Venez, l’ombre propice
Vous cache à tous les yeux,
Et ma main protectrice,
Sans que rien vous trahisse,
Sur vous veille en ces lieux.
Scène V.
Les Mêmes; De Horn, Warting, Conjurés, descendant des rochers et cernant le théâtre.
Finale.
ANCKARSTROEM, qui a pris la main d’Amélie.
Venez! venez!
AMÉLIE.
O ciel! les voici!
ANCKARSTROEM.
Ce sont eux!
De Horn, Warting et les autres conjurés s’avancent dans l’obscurité, pendant qu’Anckarstroem et Amélie se sont réfugiés à gauche.
LES CONJURÉS.
Que le tyran frémisse!
La céleste justice
Va nous l’abandonner;
Et dans l’ombre propice
L’heure de son supplice
Enfin vient de sonner.
DE HORN.
Oui, nous avons pour nous et l’audace et le nombre;
En silence avançons!
AMÉLIE, se serrant malgré elle contre Anckarstroem.
Mon coeur bat et frémit.
WARTING, bas à de Horn.
Vois-tu ce voile blanc d’ici briller dans l’ombre?
Près de quelque beauté, comme on nous l’avait dit,
Il est là: c’est Gustave.
DE HORN.
Il se livre lui-même.
Ils avancent pour entourer Anckarstroem et Amélie, qui ont traversé le théâtre, et sont en ce moment placés à droite.
Frappons!
ANCKARSTROEM, avec fierté et à haute voix.
Qui va là?
DE HORN ET WARTING, s’arrêtant et à demi- voix.
Grands dieux!
Ce n’est pas le roi!
ANCKARSTROEM, de même.
Non, il n’est pas en ces lieux!
TOUS, à demi-voix.
O surprise extrême!
C’est Anckarstroem!
ANCKARSTROEM.
Qui, messieurs, c’est lui-même,
Qui pourrait à son tour ici vous nommer tous:
Comte de Horn, Warting, parlez, que voulez-vous?
Ensemble.
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS.
Quoi! le hasard propice
Le dérobe au supplice!
Il échappe à nos coups!
Du sort par quel caprice
Faut-il que tout trahisse
Notre juste courroux!
ANCKARSTROEM.
La céleste justice
A mon maître propice
Le dérobe à leurs coups.
Qu’ici chaque complice
En son âme frémisse
Et craigne mon courroux!
AMÉLIE.
O céleste justice!
Que ta loi me punisse!
Mais fais à tous les yeux
Que ce voile propice
Dérobe mon supplice
Ét mes tourments affreux!
ANCKARSTROEM, élevant la voix.
Vous ne répondez pas, quel projet vous amène?
WARTING, montrant Amélie.
Sans doute comme vous des projets amoureux!
DE HORN.
Mais notre attente, hélas! fut vaine:
On manque au rendez-vous.
Montrant Amélie.
Vous fûtes plus heureux.
En ce moment, deux conjurés paraissent avec des torches qu’ils viennent d’allumer.
WARTING.
Et nous voulons du moins, partageant votre ivresse,
De cette belle maîtresse
Entrevoir un instant les traits mystérieux.
ANCKARSTROEM.
Ah! si de le tenter un seul avait l’audace,
Malheur à lui! Ce fer l’en ferait repentir!
WARTING.
De mes regards jaloux c’est doubler le désir;
C’est l’effet que sur moi fit toujours la menace.
Ensemble.
ANCKARSTROEM.
Malheur à vous! craignez mon bras,
Et près d’elle n’avancez pas!
AMÉLIE, avec effroi.
Que devenir? que faire, hélas!
Mon Dieu, j’implore le trépas!
WARTING.
Pour admirer autant d’appas
On peut bien braver le trépas.
DE HORN ET LES CONJURÉS riant.
Admirable conquête!
Nos regards curieux
Troublent le tête-à-tête
D’un rival trop heureux.
Anckarstroem tire son épée, chacun des conjurés en fait autant. Amélie effrayée, voyant tous ces bras armés qui menacent son mari, oublie tout, pousse un cri et s’élance au milieu des combattants.
AMÉLIE.
Arrêtez! … épargnez sa vie!
Dans ce mouvement brusque et rapide, son voile est tombé sur ses épaules. La lueur rougeâtre des torches éclaire sa figure pâle et presque inanimée. Tous la reconnaissent et s’arrêtent immobiles.
DE HORN, avec surprise et respect.
La comtesse Anckarstroem!
TOUS.
C’est sa femme!
ANCKARSTROEM, à part, et comme frappé de la foudre.
Amélie!
TOUS, gaiement, et à demi-voix entre eux.
Admirable conquête!
Quoi! ces époux heureux,
Tous deux, en tête-à-tête,
Se trouvaient en ces lieux!
ANCKARSTROEM, à part, lentement, et comme sortant d’un songe.
Je lui donnais ma vie!
Il m’enlevait l’honneur!
Ah! l’enfer en furie
Fermente dans mon coeur!
Ensemble.
AMÉLIE, à part.
De honte et d’infamie
Je sens rougir mon front!
Grand Dieu! prenez ma vie
Pour venger son affront!
ANCKARSTROEM.
Trahison! infamie
Que mes mains puniront!
C’est trop peu de sa vie
Pour venger mon affront!
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS.
La rencontre est jolie!
Et longtemps, j’en réponds,
D’une telle folie
A la cour nous rirons …
Ah! ah! longtemps nous en rirons!
DE HORN, à ses compagnons.
Amis, quittons ces lieux où l’on peut nous surprendre.
WARTING, gaiement.
Que craignons-nous? Pour nous défendre,
N’avons-nous pas l’ami, le favori du roi!
ANCKARSTROEM, à part, avec une rage concentrée.
Son ennemi mortel!
S’adressant à Warting.
Ou chez vous, ou chez moi,
Il faut que je vous parle.
WARTING.
A vos ordres! Serait-ce
Pour demander raison du désir curieux
Qui fit briller tant d’attraits à nos yeux?
ANCKARSTROEM, brusquement.
N’importe le motif; à vous seul je m’adresse:
Puis-je y compter?
WARTING.
Toujours.
ANCKARSTROEM.
Quel lieu?
WARTING.
Votre demeure!
ANCKARSTROEM.
Quel instant?
WARTING.
Dès demain, et vers la septième heure.
ANCKARSTROEM, montrant de Horn.
Vous viendrez l’un et l’autre.
WARTING.
Un seul de nous suffit!
ANCKARSTROEM.
Non, tous deux!
DE HORN ET WARTING.
Volontiers.
ANCKARSTROEM, entre eux deux.
A demain donc!
DE HORN ET WARTING.
C’est dit.
Ensemble.
ANCKARSTROEM.
Trahison! infamie
Que mes mains puniront!
C’est trop peu de sa vie
Pour venger mon affront!
AMÉLIE.
De honte et d’infamie
Je sens rougir mon front!
Grand Dieu! prenez ma vie
Pour venger son affront!
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS.
La rencontre est jolie!
Et longtemps, j’en réponds.
D’une telle folie
A la cour nous rirons …
Ah! ah! longtemps nous en rirons!
ANCKARSTROEM, traversant le théâtre et allant à Amélie.
Venez, madame, évitons leur présence.
Avec ironie et lui prenant la main.
Ne vous souvient-il pas?
Jusqu’aux murs de Stockholm je dois guider vos pas.
AMÉLIE, à part.
Je me soutiens à peine!
A Anckarstroem d’un ton suppliant.
Ah! monsieur!
ANCKARSTROEM, à demi-voix, lui serrant la main.
Du silence!
Les prières, les pleurs deviendraient superflus;
Tes jours ne t’appartiennent plus!
Ensemble.
AMÉLIE.
De honte et d’infamie
Je sens rougir mon front!
Grand Dieu! prenez ma vie
Pour venger son affront!
ANCKARSTROEM.
Trahison! infamie
Que mes mains puniront!
C’est trop peu de sa vie
Pour venger mon affront!
DE HORN, WARTING ET LES CONJURÉS.
La rencontre est jolie!
Et longtemps, j’en réponds,
D’une telle folie
A la cour nous rirons!
Ah! ah! longtemps nous en rirons.
Anckarstroem passe au milieu des conjurés, en entraînant avec force Amélie, qu’il a saisie par la main, et qui a peine à le suivre.
Acte quatrième
Un appartement de la maison d’Anckarstroem. Son cabinet de travail. – A droite, une cheminée sur laquelle sont une pendule et deux vases en bronze; à côté, une table; au fond, des bibliothèques, un portrait en pied du roi Gustave III. – Porte au fond, deux portes latérales. – Il fait grand jour.
Scène première.
Anckarstroem, Amélie.
Anckarstroem tenant toujours Amélie par la main entre dans l’appartement, dont il referme la porte, et pose son épée sur la table.
Duo.
ANCKARSTROEM.
D’une épouse adultère
Les pleurs et la prière
Ne sauraient me fléchir;
Et, juge inexorable,
Je punis la coupable …
Allons, il faut mourir!
AMÉLIE.
Ah! si je vous fus chère,
Par mes pleurs, ma prière.
Laissez-vous attendrir!
Je ne suis point coupable;
Et ton coeur implacable
Me condamne à mourir!
ANCKARSTROEM.
Eh bien! perfide, en avouant ton crime
Tu peux encor désarmer ma fureur!
AMÉLIE.
D’un sort fatal je puis être victime,
Mais je n’ai point offensé votre honneur.
ANCKARSTROEM.
Mais ton effroi, ton trouble et ta pâleur mortelle
Trahissent, malgré toi, ta flamme criminelle!
AMÉLIE.
Eh bien! oui, malgré moi … peut-être je l’aimais …
Mais coupable … mais adultère …
Jamais! jamais! … je ne le fus jamais!
Ensemble.
ANCKARSTROEM.
Je cède à ma colère,
Au ciel fais ta prière:
C’est lui qu’il faut fléchir.
Moi, juge inexorable,
Je punis la coupable …
Allons, il faut mourir!
AMÉLIE.
Oui, mon coeur est sincère;
Écoutez ma prière,
Et laissez-vous fléchir!
À part, et se mettant à genoux.
Je ne suis point coupable;
Et son coeur implacable
Me condamne à mourir!
Anckarstroem prend son épée qu’il avait posée sur la table et la tire du fourreau.
AMÉLIE, tremblante et joignant les mains, s’écrie:
Un seul moment encore!
Cavatine.
Oui de vous j’implore
Un dernier bonheur;
Que je presse encore
Mon fils sur mon coeur!
Mon fils! mon fils! …
Que je jouisse encore
De ses baisers chéris!
Prête à quitter la terre,
A mon heure dernière
N’ôtez pas cet espoir!
Qu’il ferme ma paupière;
Qu’il sourie à sa mère
Qu’il ne doit plus revoir!
Oui, de vous j’implore
Un dernier bonheur;
Que je presse encore
Mon fils sur mon coeur!
Ensemble.
AMÉLIE.
Que je jouisse encore
De ses baisers chéris!
A genoux je t’implore;
Laisse-moi voir mon fils!
ANCKARSTROEM, troublé.
Oui, sa voix qui m’implore
(Malgré moi j’en rougis),
Sa voix émeut encore
Tous mes sens attendris.
Détournant la tête.
Relève-toi, tu le verras.
AMÉLIE, avec joie.
Quoi! je pourrais le presser dans mes bras!
Ensemble.
ANCKARSTROEM.
Pour elle ma pitié réclame;
Ce n’est point une faible femme
Sur qui doit tomber mon courroux.
Et pour me venger de son crime
C’est une plus noble victime
Qui doit expirer sous mes coups.
AMÉLIE.
Pour moi dans le fond de son âme
Je vois que la pitié réclame;
Enfin s’apaise son courroux!
Mon Dieu! pardonne-moi mon crime,
Et fais que nulle autre victime,
Hélas! ne tombe sous ses coups!
ANCKARSTROEM.
On vient! séchez vos pleurs; je le veux, je l’ordonne!
A tous les yeux cachez votre pâleur!
Retirez-vous; qu’ici jamais nul ne soupçonne
Votre honte et mon déshonneur!
Il fait signe à Amélie de s’éloigner par la porte à droite; en ce moment s’ouvrent les portes du fond: paraissent de Horn et Warting.
Scène II.
Anckarstroem, De Horn, Warting, ayant chacun une épée. Ils saluent froidement Anckarstroem, qui va fermer la porte du fond, revient, leur montre deux fauteuils, les invite à s’asseoir et en fait lui-même autant.
Trio.
ANCKARSTROEM, après a voir regardé avec soin autour de lui.
Nous sommes seuls, écoutez-moi.
Lentement et examinant attentivement de Horn et Warting.
Je connais vos desseins, vous conspirez.
Tous deux font un geste de surprise, et Anckarstroem retient par la main Warting, qui veut se lever.
Silence!
Vous conspirez tous deux contre les jours du roi!
DE HORN.
Qui vous l’a dit?
ANCKARSTROEM, montrant des papiers qui sont sur la table.
La preuve en est en ma puissance.
WARTING.
J’entends, et vous voulez, habile à vous venger,
Dénoncer nos projets?
ANCKARSTROEM, à demi-voix, et avec une fureur concentrée.
Je veux les partager!
WARTING, souriant avec dédain.
Anckarstroem pense-t-il qu’ainsi l’on nous abuse?
DE HORN, de même.
Nous croit-il en son coeur dupes de cette ruse?
ANCKARSTROEM, brusquement.
Oui, je vous suis suspect, et vous doutez de moi.
Aussi point de serments, les effets feront foi!
A servir vos projets moi-même je m’engage,
Et jusqu’à ce moment je vous livre en otage
Mon fils, mon seul enfant! Prenez! il est à vous!
Et si je vous trahis, qu’il tombe sous vos coups!
Ensemble.
DE HORN ET WARTING, incertains, et se regardant entre eux.
Je crois encore à peine
Un pareil changement;
Dans son âme la haine
Succède au dévoûment!
Il veut de ma vengeance
Partager les fureurs;
Que toute défiance
S’éloigne de nos coeurs.
A Anckarstroem.
A toi je me confie,
Je reçois tes serments;
Vengeance à la patrie,
Et mort à ses tyrans!
ANCKARSTROEM.
Eh bien donc! à ma haine
Croyez-vous à présent?
Lorsqu’à vous je m’enchaîne,
Vous faut-il un serment?
Eh quoi! la défiance
Règne encor dans vos coeurs,
Quand de votre vengeance
Je ressens les fureurs?
De l’honneur qui nous lie
Je tiendrai les serments.
Vengeance à la patrie,
Et mort à ses tyrans!
Passant entre eux deux.
Il est une injure, une offense
Qu’on ne saura jamais! Pas même vous; mais moi,
Moi je la sais! j’en veux vengeance!
Et je l’aurai, j’immolerai le roi,
Avec vous ou sans vous, si votre coeur hésite!
DE HORN ET WARTING.
Il n’hésitera pas.
ANCKARSTROEM.
Et le sort à nos voeux promet la réussite,
Si nous savons unir et nos coeurs et nos bras!
ANCKARSTROEM, DE HORN ET WARTING, se donnant la main.
De l’honneur qui nous lie
Nous tiendrons les serments:
Vengeance à la patrie,
Et mort à ses tyrans!
ANCKARSTROEM.
Amis, puisqu’à présent ma foi vous est prouvée,
Il est un seul honneur auquel mon bras prétend.
Celui de frapper le tyran!
DE HORN.
La victime m’est réservée!
WARTING.
C’est moi qui la réclame et demande son sang!
DE HORN.
Moi dont il a ravi les titres et le rang.
WARTING.
Eh bien! pour punir le perfide,
Que Dieu même prononce, et que le sort décide!
DE HORN.
J’y consens; que nos noms par ta main soient écrits.
ANCKARSTROEM.
Et, quel que soit l’arrêt du destin, j’y souscris!
ANCKARSTROEM, DE HORN ET WARTING, chacun d’eux à part.
Destin qui favorises
Les nobles entreprises,
Ne m’abandonne pas!
Toi qui sais mon offense,
Permets que la vengeance
Soit remise à mon bras!
Scène III.
Les Mêmes; Warting s’assied près de la table à droite et écrit les trois noms sur des papiers différents; de Horn prend un vase de bronze qui est sur la cheminée et le place sur la table; en ce moment entre Amélie par la porte à droite.
ANCKARSTROEM, se retournant et l’apercevant, va à elle et lui dit brusquement.
Que voulez-vous? Qui vous amène ici?
AMÉLIE, timidement.
Sans votre ordre pardon d’oser entrer ainsi;
Un page du roi vous demande.
ANCKARSTROEM, brusquement.
Qui, moi? … Qu’il attende!
A Amélie.
Reste!
A demi-voix.
La justice de Dieu
Ne t’a pas sans dessein envoyée en ce lieu!
À part.
Je veux que la coupable elle-même choisisse
Le bras vengeur qui doit immoler son complice!
Bas aux deux conjurés et leur montrant Amélie.
Ne craignez rien! Son coeur ignore nos secrets;
Mais, soit amour, soit faiblesse vulgaire,
Je crois en elle! … et nos projets
Réussiront, bénis par une main si chère!
Warting a achevé d’écrire les trois noms qu’il a pliés et jetés dans l’urne: Anckarstroem amène sa femme près de la table et lui dit:
Dans ce vase de bronze au hasard choisissez!
AMÉLIE, à demi-voix.
Et pourquoi? … dans quel but? …
ANCKARSTROEM, à voix basse.
Silence! Obéissez!
Ensemble.
ANCKARSTROEM, DE HORN ET WARTING.
Destin qui favorises
Les nobles entreprises,
Ne m’abandonne pas!
Toi qui sais mon offense,
Permets que la vengeance
Soit remise à mon bras!
AMÉLIE, à part.
De crainte et de surprise
Mon âme est indécise:
Que veut-il faire, hélas!
J’hésite, je balance …
Grand Dieu! que ta clémence
Ne m’abandonne pas!
Sur un signe d’Anckarstroem, Amélie s’approche de l’urne, s’appuie dessus un instant comme si la force lui manquait, puis elle tire un des papiers pliés qu’elle présente d’une main tremblante.
ANCKARSTROEM, faisant signe à Warting de prendre le papier.
Lisez!
Warting prend le papier et le déplie pendant que les deux autres conjurés se rapprochent de lui et écoutent.
AMÉLIE, les examinant avec inquiétude.
Dans leurs regards quelle sombre colère!
WARTING, lisant le nom écrit sur le papier.
Anckarstroem!
ANCKARSTROEM, avec joie.
Le destin me devait cet honneur.
AMÉLIE examinant avec crainte son mari.
Quel soupçon! … et que veut-il faire?
Ah! j’en frémis d’horreur.
Ensemble.
ANCKARSTROEM, DE HORN ET WARTING.
De l’honneur qui nous lie
Je tiendrai les serments:
Vengeance à la patrie,
Et mort à ses tyrans!
AMÉLIE, à part.
La vengeance et la haine
Respirent dans leurs traits;
Je devine sans peine
Leurs sinistres projets!
AMÉLIE, à part, avec désespoir.
Ils veulent l’immoler!
Courant à Anckarstroem.
Monsieur! …
ANCKARSTROEM, avec colère.
Que voulez-vous?
AMÉLIE, reculant avec effroi.
Rien! …
À part.
Comment le sauver sans trahir mon époux?
La porte du fond s’ouvre.
Scène IV
Les Mêmes; Oscar.
Quintetto.
OSCAR, à Amélie, qu’il salue.
Auprès de vous, madame, et pour un gai message,
Je viens au nom du roi!
ANCKARSTROEM, à part.
Ce mot double ma rage!
OSCAR.
Au bal qu’il veut donner ce soir,
Ainsi que votre époux il espère vous voir.
Sur ce plaisir doit-il compter?
AMÉLIE, troublée.
Non … je refuse …
Je ne puis …
OSCAR, gaiement.
Oh! le roi ne voudra pas d’excuse.
Des beautés de la cour l’essaim est convoqué!
Un bal délicieux, superbe, magnifique,
Qu’on donne à l’Opéra! … car c’est un bal masqué.
ANCKARSTROEM, vivement et jetant un coup d’oeil sur ses deux complices.
Vraiment! En es-tu sur?
OSCAR, riant.
Eh! mais c’est authentique:
Bal paré, masqué, c’est charmant.
A Amélie.
Vous verrez mon costume!
ANCKARSTROEM, bas à de Horn et à Warting.
Ainsi donc le tyran
Au-devant de nos coups vient se livrer lui-même!
Haut à Oscar.
Nous irons à ce bal et la comtesse et moi!
AMÉLIE, étonnée.
Quoi! monsieur! …
ANCKARSTROEM, à voix bases.
Je le veux.
Haut à Oscar.
Vous le direz au roi.
OSCAR.
Ah! pour lui quel plaisir extrême!
ANCKARSTROEM.
Il y sera?
OSCAR, gaiement.
Sans doute.
ANCKARSTROEM, regardant les deux conjurés.
Et nous aussi!
OSCAR, gaiement.
Ah! de joie et d’espoir que mon coeur est ravi!
Fête séduisante,
Musique enivrante,
Parure brillante,
Vont nous éblouir.
Quelle foule immense!
Et quelle élégance!
Ah! mon coeur d’avance
Se livre au plaisir!
Ensemble.
AMÉLIE.
D’horreur, d’épouvante,
Mon âme est tremblante;
Et tout me présente
Un sombre avenir.
Quand mon coeur d’avance,
Prévoit la vengeance,
Il faut en silence
Souffrir et mourir.
ANCKARSTROEM.
Victime imprudente
Que le sort présente
A ma main sanglante,
Je vais te punir.
Oui, sans défiance,
Au sein de la danse,
A notre vengeance
Il viendra s’offrir.
DE HORN ET WARTING.
Comblant notre attente,
Le sort nous présente
Victime imprudente
Qu’il nous faut saisir.
Oui, sans défiance,
Au sein de la danse,
A notre vengeance
Il viendra s’offrir.
OSCAR, à gauche, à Amélie.
Que de déguisements élégants et bizarres!
ANCKARSTROEM, à droite, aux deux conjurés.
Le tumulte du bal servira nos projets.
OSCAR, de même.
De Londre et de Paris les modes les plus rares!
AMÉLIE, à part et apercevant sur la table une plume et du papier.
Le prévenir! … oh! non, je n’oserai jamais!
ANCKARSTROEM, à de Horn et Warting.
N’oubliez pas que, moi, je dois frapper le traître.
OSCAR, de l’autre côté, à la comtesse.
Que de voeux empressés quand vous allez paraître!
Et si j’osais déjà, devançant maint rival …
Amélie s’incline et accepte son invitation, tandis que ses yeux inquiets ne quittent point le groupe des conjurés.
AMÉLIE, à part.
La sibylle Arvedson … oui, par elle, peut-être …
On pourrait …
DE HORN ET WARTING, bas à Anckarstroem.
A ce soir!
ANCKARSTROEM.
Dans la salle du bal.
Tous en dominos noirs!
WARTING.
Et pour nous reconnaître? …
ANCKARSTROEM.
Qu’un ruban blanc par nous au bras droit soit porté!
DE HORN ET WARTING.
Le mot de ralliement? …
ANCKARSTROEM.
Suède et liberté!
ANCKARSTROEM, DE HORN ET WARTING se donnant la main.
A ce soir … nous y serons,
Nous le jurons.
ANCKARSTROEM, se retournant gaiement vers Oscar.
Fête séduisante,
Musique enivrante,
Parure brillante,
Vont nous éblouir.
Déjà de la danse
Le charme commence,
Et mon coeur d’avance
Se livre au plaisir!
Ensemble.
AMÉLIE.
D’horreur, d’épouvante,
Mon âme est tremblante,
Et tout me présente
Un sombre avenir.
Quand mon coeur d’avance
Prévoit la vengeance,
Faut-il en silence
Souffrir et mourir?
ANCKARSTROEM.
Victime imprudente
Que le sort présente
A ma main sanglante,
Je vais te punir.
Oui, sans défiance.
Au sein de la danse,
A notre vengeance
Il viendra s’offrir.
DE HORN ET WARTING.
Comblant notre attente,
Le sort nous présente
Victime imprudente
Qu’il nous faut saisir.
Oui, sans défiance,
Au sein de la danse,
A notre vengeance
Il viendra s’offrir.
OSCAR.
Fête séduisante,
Musique enivrante,
Parure brillante,
Vont nous éblouir.
Déjà de la danse
J’entends la cadence,
Et mon coeur d’avance
Se livre au plaisir!
Oscar sort par la porte du fond. Anckarstroem fait signe à Amélie de rentrer par la porte à droite, et revient donner la main à de Horn et à Warting. Tous trois renouvellent leur serment.
Acte cinquième
Premier tableau
Une galerie du palais, attenant à la salle de l’Opéra.
Scène première.
GUSTAVE, seul.
Dieu l’a donc protégée, et jusqu’en son palais
Elle aura pu rentrer sans trahir nos secrets!
Mais le devoir l’exige et l’honneur le commande;
Il faut fuir Amélie, il le faut, je le veux:
Anckarstroem est nommé gouverneur de Finlande,
Et dès demain ils partiront tous deux.
Air.
Sainte amitié que j’offense,
Sur mon coeur reprends tes droits!
Amélie … à toi je pense,
Mais pour la dernière fois.
Je ne sais quel sombre présage,
Quels sinistres pressentiments,
M’entourent d’un sombre nuage
Et viennent glacer tous mes sens.
Sainte amitié que j’offense.
Sur mon coeur reprends tes droits!
Amélie … à toi je pense,
Mais pour la dernière fois.
On entend dans le lointain une musique de danse.
De ce bal qui commence
La joyeuse cadence
A troublé le silence
Qui régnait en ces lieux;
Du plaisir voici l’heure,
Et dans cette demeure
Seul je souffre et je pleure
Quand ils sont tous heureux!
Près de moi cependant elle est là dans ce bal! …
Qu’ai-je dit? éloignons un souvenir fatal!
Séduisante image,
Je dois vous bannir;
Par vous mon courage
Est prêt à fléchir;
C’est trop de souffrance …
Doux rêves d’amours,
Dernière espérance,
Adieu pour toujours!
Se rapprochant de la porte qui conduit à la salle du bal.
Elle est là, celle que j’adore.
Elle est là … je pourrais la voir!
La voir! … et lui parler encore! …
Non, non, repoussons cet espoir.
A l’honneur fidèle,
Je veux loin d’elle
Porter mes pas.
A ce bal je n’irai pas.
Le dessein en est pris … non, non, je n’irai pas.
Scène II.
Gustave, Oscar.
OSCAR.
Aux portes du palais une femme inconnue,
Couverte d’un manteau, s’est offerte à ma vue,
Et dans la main m’a glissé ce billet,
En disant: »Pour le roi, pour lui seul … en secret.«
GUSTAVE, prenant le billet et le lisant à part.
On me défend d’aller à ce bal … on m’annonce
Qu’on en veut à mes jours!
Souriant.
Vraiment! Et si je croi
Cet avis ridicule, ils diront que le roi,
Que moi … j’ai peur … Allons, il n’est qu’une réponse
OSCAR, l’observant d’un air inquiet.
Qu’avez-vous, sire?
GUSTAVE.
Viens! suis-moi.
Il sort avec Oscar.
Deuxième tableau
La salle du bal de l’Opéra magnifiquement éclairée. – A gauche, un escalier en granit qui conduit aux appartements du palais; au haut de l’escalier deux grenadiers suédois en faction; à droite et au fond, d’autres pièces où l’on danse: à l’entrée de chaque porte des grenadiers sont appuyés sur leurs armes. – Sur le théâtre, le tableau le plus varié et le plus animé: une foule innombrable se promène, se cherche, s’évite ou se pour suit; les uns masqués et en dominos, les autres à visage découvert et vêtus de riches habits de cour ou d’habits de caractère. Au milieu, divers quadrilles ont été formés, et l’on achève une contre-danse aux sons d’une musique joyeuse.
Scène III.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Plaisir, amour, ivresse,
Soirée enchanteresse,
Prolonge encor ton cours!
Jusqu’au jour qui commence
Livrons-nous; à la danse
Livrons-nous aux amours!
La contre-danse est finie, une vingtaine de groupes se forment et donnent lieu en même temps à diverses scènes.
UN MASQUE, poursuivant une dame habillée en Chinoise.
Où vas-tu donc ainsi, beau masque?
Arrête-toi! je te connais;
Malgré ton costume fantasque,
J’ai deviné tous tes attraits.
UN AUTRE, se défendant.
Ce n’est pas moi! … Non, non, vraiment,
Beau masque, tu n’es pas savant!
UN AUTRE.
Quoi! tu ne peux me reconnaître?
Tu ne sais donc pas qui je suis?
UN AUTRE.
Quel trouble dans mon coeur fait naître
Sa douce voix que je chéris!
UN AUTRE.
Beau masque, j’en perds la raison!
Qui donc es-tu? dis-moi ton nom.
UN AUTRE.
Ah! daigne m’écouter, ma belle!
Pour moi seul seras-tu cruelle?
UN AUTRE.
Ainsi de tendresse et d’amours
Vous voulez changer tous les jours?
UN AUTRE.
A ton âge, vieux sénateur,
Tu veux faire le séducteur?
UN AUTRE.
Ta jeune femme … où donc est-elle?
Quoi! vraiment, tu la crois fidèle?
UN AUTRE.
J’ai vu ta femme, elle est là-bas,
A son cousin donnant le bras!
UN AUTRE, se glissant entre deux amants.
Prenez bien garde tous les deux!
Votre jaloux est dans ces lieux.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Amour, plaisir, ivresse,
O nuit enchanteresse!
Prolonge encor ton cours!
Jusqu’au jour qui commence,
Livrons-nous à la danse,
Livrons-nous aux amours!
Pendant ce choeur général et les scènes précédentes, diverses autres scènes de bal masqué ont eu lieu en pantomime: – Un masque fait une déclaration à une femme assise près de lui. – Une jeune fille, séparée du reste de sa société, est entraînée par des masques. – Un homme donne le bras à deux femmes masquées qui se disputent et qu’il cherche en vain à réconcilier. – Plus loin deux hommes masqués ont l’air de se défier et de se donner rendez-vous. D’un autre côté un mari poursuit une femme masquée, qui est la sienne, et qui donne le bras à un autre masque. Inquiète et craignant d’être surprise, elle passe près d’un groupe, quitte le bras qu’elle tenait en faisant signe à une de ses amies qui est de sa taille de prendre sa place. A peine l’échange est-il exécuté que le mari arrête celle qu’il croit être sa femme et la force à se démasquer: sa surprise en reconnaissant son erreur. Il fait des excuses à l’amant de sa femme, pendant que d’autres groupes, parmi lesquels est sa vraie femme, le raillent et se moquent de lui. – Tous ces différents épisodes s’exécutent vivement, en même temps, et pendant l’entr’acte d’une contre-danse.
En ce moment et à la fin du choeur l’orchestre se fait entendre: chacun court inviter sa danseuse.
Ballet.
Différentes danses de caractère se succèdent. – Des domestiques de la cour, en riches livrées, traversent le bal en tous sens, offrant des rafraîchissements. – La contre-danse est finie; chacun reconduit sa danseuse; l’air de danse a cessé: une musique sombre et mystérieuse se fait entendre.
Scene IV.
De Horn, Warting et Les Conjurés masqués et portant au bras un ruban blanc. Un instant après paraît Anckarstroem, masqué, en domino noir et portant aussi un ruban blanc; il s’avance avec précaution et en regardant autour de lui.
DE HORN, l’apercevant.
Un des nôtres, je crois, au rendez-vous fidèle,
Se dirige de ce côté.
Allant à lui et lui prenant la main.
Suède!
ANCKARSTROEM, lui serrant la main.
Et liberté!
TOUS.
C’est Anckarstroem!
WARTING.
Ami, quelle nouvelle?
ANCKARSTROEM, ôtant son masque.
Le roi ne paraît pas, et l’on prétend qu’au bal
Il ne doit pas venir.
DE HORN.
O contre-temps fatal!
WARTING, à Anckarstroem.
Qui vous l’a dit?
ANCKARSTROEM.
Du roi le confident intime,
Le premier chambellan: c’est par lui que j’ai su
Qu’au moment de partir Gustave avait reçu,
Ce soir, un avis anonyme
Qui le prévient d’un piége, et dit-on, l’avertit
Qu’on en veut à ses jours.
TOUS.
O ciel!
DE HORN.
On nous trahit!
WARTING, en colère.
Le roi ne viendra pas?
ANCKARSTROEM.
Non. Au palais il reste
DE HORN.
Je connaîtrai l’auteur de cet écrit funeste!
ANCKARSTROEM, remettant son masque.
Prenez garde, parlez plus bas,
L’on nous observe, je pense.
DE HORN.
Qui donc?
ANCKARSTROEM, montrant un petit masque à gauche.
Ce domino qui de loin suit nos pas.
Les conjurés se dispersent dans le bal; Anckarstroem veut aussi s’éloigner, mais il est toujours suivi par le petit masque, qui marche doucement derrière lui et ne le quitte pas.
ANCKARSTROEM, se retournant avec humeur.
Encor ce masque!
LE MASQUE, le retenant par son domino.
En vain tu voudrais disparaître;
Je ne te quitte pas … Je te connais.
ANCKARSTROEM.
Peut-être!
LE MASQUE.
Comte Anckarstroem, c’est toi.
Avec malice et le retenant toujours.
Réponds-moi! Qu’as-tu fait
De ta belle compagne?
ANCKARSTROEM, montrant de loin un appartement à gauche.
Elle est près de la reine.
Avec ironie.
Daignerais-tu, beau masque, y porter intérêt?
LE MASQUE.
Je m’en garderais bien.
ANCKARSTROEM.
Et pourquoi donc?
LE MASQUE, avec finesse.
Sous peine …
D’avoir affaire, hélas! à plus puissant que moi.
ANCKARSTROEM, lui faisant sauter son masque.
Mais c’est Oscar!
OSCAR, avec dépit.
Je suis reconnu, quel dommage!
ANCKARSTROEM, le menaçant en riant.
Au bal c’est donc ainsi que vous venez, beau page,
Vous glisser en cachette en l’absence du roi?
OSCAR, gaiement.
En son absence!
Avec mystère.
Oh! non; il est au bal …
Geste de joie d’Anckarstroem, qui veut parler.
Silence!
ANCKARSTROEM.
En es-tu sûr?
OSCAR.
Sans doute.
ANCKARSTROEM.
Et comment? réponds-moi.
Couplets.
OSCAR.
Premier couplet.
Tra, la, la, la, la, la, la,
De moi vous ne le saurez pas,
Tra, la, la, la, la, la,
Pour danser on m’attend là-bas,
Tra, la, la, la.
Avec moi seul il est venu,
Et ne veut pas être connu.
Vous le voyez, c’est un mystère
Que je ne puis vous dévoiler,
Et c’est en vain que l’on espère
Ici m’engager à parler.
Tra, la, la, la, la, la,
De moi vous ne le saurez pas:
Pour danser on m’attend là-bas;
Tra la, la, la.
Deuxième couplet.
Quel costume a-t-il pris ce soir?
Vous voudriez bien le savoir!
Quoique page, je sais me taire.
Et je ne vous dirai plus rien;
Pourtant s’il faut être sincère,
J’en meurs d’envie; eh bien …
Gaiement et se reprenant.
Tra la, la, la, la, la,
Non, non, vous ne le saurez pas;
Pour danser on m’attend là-bas,
Tra la, la, la.
ANCKARSTROEM, le retenant parle bras.
Comment le reconnaître? … achève.
OSCAR.
Du silence!
Pour mieux se divertir il veut que sa présence
Soit un secret pour tous.
ANCKARSTROEM, le flattant.
Mais tu sais distinguer
Ses vrais amis.
OSCAR avec malice.
Vous voulez l’intriguer?
ANCKARSTROEM.
C’est vrai.
OSCAR sautant de joie.
C’est amusant! …
Se reprenant et d’un air sérieux.
Mais, suivant la coutume,
N’allez pas me trahir.
ANCKARSTROEM, avec impatience.
Non. Eh bien! son costume?
En ce moment paraît une femme en domino blanc qui s’approche d’Oscar et écoute.‘
OSCAR, à demi-voix.
Simple domino noir; puis, sur son coeur, en croix,
Un ruban amarante …
Gaiement.
Adieu; voici la danse!
ANCKARSTROEM, voulant le retenir.
Un mot!
OSCAR.
Je ne veux pas que sans moi l’on commence,
Et j’entends retentir le fifre et le hautbois.
Il s’échappe en courant; Anckarstroem regarde autour de lui, aperçoit deux des conjurés, va leur parler bas et disparaît avec eux dans une des salles du fond en examinant avec attention tous les masques qu’il rencontre.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Plaisir, amour, ivresse,
O nuit enchanteresse,
Prolonge encor ton cours!
Jusqu’au jour qui commence
Livrons-nous à la danse!
Livrons-nous aux amours!
Pendant la fin du choeur précédent, un homme en domino noir, et portant sur la poitrine un ruban amarante posé en croix, est sorti d’un des salons à droite et s’avance pensif jusqu’au bord du théâtre; une femme en domino blanc le regarde, s’approche vivement, et lui dit à demi-voix et d’un ton solennel.
LE DOMINO.
Pourquoi paraître ici, Gustave? et quel délire
Te rend sourd aux avis qui te sont adressés?
GUSTAVE, le regardant.
C’est donc toi qui viens de m’écrire
Que mes jours étaient menacés?
LE DOMINO, arrachant le ruban amarante qui est sur la poitrine de Gustave.
Peut-être! … Et tu devais me croire!
GUSTAVE.
De me faire trembler l’on n’aura pas la gloire;
J’hésitais à venir, et tu m’as décidé!
Il ôte son masque, et le domino fait un geste d’effroi.
Qui donc es-tu, beau masque, et quel soin t’a guidé
LE DOMINO.
Si l’avis est prudent, qu’importe qui le donne?
A demi-voix et avec chaleur.
Partez, sire! Partez! la mort vous environne.
GUSTAVE.
De plus près je l’ai vue au milieu des combats.
LE DOMINO.
Ils veulent vous frapper!
GUSTAVE.
Ils ne l’oseront pas!
LE DOMINO.
N’expose point des jours si chers à la patrie!
GUSTAVE.
Eh bien! dis-moi ton nom.
LE DOMINO.
Je ne le puis, hélas!
Avec émotion et reprenant sa voix naturelle.
Mais si pour te sauver il faut donner ma vie …
GUSTAVE.
Qu’entends-je! Quelle voix! … Amélie! … Amélie …
AMÉLIE.
Eh bien! oui … c’est moi!
Duetto.
GUSTAVE.
Je te perds pour la vie;
Tu vas m’être ravie,
De grâce, écoute-moi!
AMÉLIE, regardant autour d’elle avec crainte.
Je ne puis vous entendre;
On pourrait nous surprendre,
Et je tremble d’effroi.
Ensemble.
AMÉLIE.
O mortelles alarmes!
Laissez-moi, je le veux,
Ou le sang et les larmes.
Paîront ce jour affreux!
GUSTAVE.
Ah! calme tes alarmes!
Accueille dans ces lieux
Mes remords et mes larmes,
Et mes derniers adieux!
AMÉLIE.
Non, partez! Anckarstroem dans ces lieux va se rendre.
GUSTAVE, avec égarement.
Oui, partir … il le faut; je l’ai dit, je le veux,
Et ton époux et toi …
AMÉLIE.
Dieu! que viens-je d’entendre?
GUSTAVE.
Comblés de mes bienfaits, vous partirez tous deux;
Donne-lui cet écrit qui de toi me sépare;
Avec douleur.
Et je l’ai signé, moi ton amant!
Se reprenant et avec force.
Non, ton roi!
Tous mes torts envers lui, ce moment les répare.
Avec passion.
Sais-tu qu’il faut aimer pour renoncer à toi?
AMÉLIE.
Malheureuse!
GUSTAVE, lui remettant le papier.
Tiens, lis.
Scène V.
Les Mêmes; Anckarstroem, et derrière lui Les Conjurés.
Ils sont entrés avant la fin de la scène précédente, regardant autour d’eux avec attention. Anckarstroem, qui s’est le plus avancé, aperçoit sa femme puis Gustave qui est démasqué.
Finale.
ANCKARSTROEM, avec une joie convulsive.
Enfin je l’aperçoi!
AMÉLIE, lisant l’écrit que lui a remis Gustave.
»Gouverneur de Finlande!«
Ensemble.
ANCKARSTROEM.
O moment plein de charmes
Qu’appelaient tous mes voeux!
Le sort livre à mes armes
Ce rival odieux!
LES CONJURÉS.
O moment plein de charmes
Que désiraient nos voeux!
Qu’il tombe sous nos armes,
Ce tyran odieux!
GUSTAVE, à Amélie.
Oui, calme tes alarmes,
Et reçois en ces lieux
Mes regrets et mes larmes,
Et mes derniers adieux.
AMÉLIE, montrant le papier.
Oui, pour moi plus d’alarmes,
Je vais quitter ces lieux;
Et malgré moi des larmes
S’échappent de mes yeux.
Regardant Gustave et serrant le papier.
Grâce au ciel, il s’éloigne, et je ne crains plus rien!
GUSTAVE.
C’est mon dernier présent.
ANCKARSTROEM, masqué, s’est approché de lui, ainsi que les autres conjurés.
Et moi, voilà le mien!
Il lui tire à bout portant un coup de pistolet; au bruit de l’explosion, Oscar et toutes les personnes du bal accourent et reçoivent dans leurs bras le roi, qui chancelle et tombe.
GUSTAVE.
Ah! je meurs!
AMÉLIE.
Au secours!
TOUS.
Trahison! perfidie!
OSCAR, montrant le groupe des conjurés.
L’on attaque le roi! L’on en veut à sa vie!
Tous les officiers et seigneurs de la cour ont tiré leurs épées; les grenadiers et la garde du palais entourent les conjurés qui, réfugiés à l’extrémité à droite, cherchent à disparaître dans la foule. Oscar, apercevant Anckarstroem masqué, qui vient d’arracher de son bras le ruban blanc, et qui veut se frayer un passage, s’attache à lui, et le saisit par le bras.
Le voilà! Le voilà! c’est lui, c’est l’assassin!
Anckarstroem, en se débattant pour lui échapper, laisse tomber à terre un pistolet.
Et la preuve du crime est encor dans sa main!
Les soldats ont saisi Anckarstroem et lui ont arraché son masque.
TOUS, avec horreur.
Anckarstroem!
AMÉLIE, poussant un cri.
Ah! grands dieux!
Elle tombe évanouie aux pieds du roi.
Ensemble.
LE CHOEUR, avec force et menaçant Anckarstroem, que les gardes cherchent à défendre.
O crime! ô parricide!
Dans le sang du perfide
Expions son forfait!
Le roi fait un geste de douleur, et le choeur continue sur un mouvement plus doux et à demi-voix.
Dieu! que ma voix supplie,
Conserve à la patrie
Le roi qu’elle adorait!
ANCKARSTROEM.
Oui, d’un bras intrépide
J’ai puni le perfide;
Mon coeur est satisfait!
Frappez! … avec la vie
Qui va m’être ravie
J’emporte mon secret.
Pendant ce temps, les grenadiers ont formé avec leurs fusils une espèce de brancard sur lequel on dépose Gustave pour le transporter au palais.
GUSTAVE, revenant à lui et se soulevant avec peine.
Où suis-je? Quels tourments!
Il regarde autour de lui, et voit près de son lit funèbre toutes les personnes de la cour dans les larmes. Oscar sanglote: Amélie est étendue à ses pieds; plus loin des femmes sont à genoux et prient. – A part.
Oscar … Dieux! Amélie!
Regardant Anckarstroem et les conjurés.
Grâce pour eux! je veux qu’on leur pardonne.
OSCAR, sanglotant.
Hélas!
GUSTAVE.
Oui, quand je vois vos pleurs, je regrette la vie.
Adieu, Suède! adieu, gloire et patrie!
J’espérais mieux mourir! Mes amis, mes soldats,
Entourez-moi! Qu’au moins j’expire dans vos bras!
Ensemble.
LE CHOEUR.
O crime! ô parricide!
Dans le sang du perfide
Expions son forfait!
Tous se mettant à genoux.
Dieu! que ma voix supplie,
Conserve à la patrie
Le roi qu’elle adorait!
ANCKARSTROEM.
Oui, d’un bras intrépide,
J’ai puni le perfide: Mon coeur est satisfait!
Frappez! … avec la vie
Qui va m’être ravie
J’emporte mon secret.
OSCAR à genoux.
O mon maître! ô mon roi! …
AMÉLIE, de même.
Prenez pitié de lui! Prenez pitié de moi!
Les grenadiers qui portent Gustave sur leurs fusils croisés se mettent lentement en marche et se dirigent vers l’escalier de granit, précédés de domestiques qui tiennent des torches. – A droite Anckarstroem et les conjurés, sur lesquels des soldats ont dirigé la pointe de leurs baïonnettes. Gustave se soulève à peine, et de la main semble leur dire: Arrêtez! – A gauche, Amélie, Oscar, les seigneurs de la cour, en habits de fête, et qui ont ôté leurs masques; ils sont pâles, et la terreur est peinte sur leurs visages – Au fond, les autres personnes du bal, différemment groupées et cherchant à apercevoir les traits du roi. – Partout le désordre, la confusion; et, dans les salles où la nouvelle n’est pas encore parvenue, retentit toujours le son lointain et joyeux des instruments, tandis que sur le devant l’orchestre fait entendre un roulement lugubre et funèbre.