Luigi Cherubini

Les deux journées ou Le porteur d'eau

Opéra lyrique en trois actes

Libretto von Jean-Nicolas Bouilly

Uraufführung: 16.01.1800, Théâtre Feydeau, Paris

Personnages
Armand, président à mortier du parlement de Paris
Constance, épouse d'Armand
Mikéli, savoyard d'origine, établi à Paris, porteur d'eau
Daniel, son père, vieillard infirme
Antonio, fils de Mikéli, garçon de ferme au village de Gonesse
Marcélina, fille de Mikéli et soeur d'Antonio
Sémos, riche fermier de Gonesse
Angélina, fille unique de Sémos, accordée avec Antonio
Premier Commandant,
Second Commandant, de troupes Italiennes à la solde de Mazarin
Un Officier des gardes, personnage muet
Premier Soldat italien
Second Soldat italien
Une Sentinelle
Habitans de Gonesse
Gardes et Soldats

La scène se passe à Paris, pendant les deux premiers actes: et pendant le troisième, dans le village de Gonesse, en l'année 1647.

Acte premier.

No. 1.

Chanson.

1er. Couplet.

ANTONIO.
Un pauvre petit Savoyard
Mouroit de froid et de souffrance
Un Français passe par hazard;
L'entend gemir; vers lui s'avance.
L'pauvret à la vie est rendu,
Par ses secours, son assistance…
Bon Français, Dieu te récompense!
Un bienfait n'est jamais perdu.
DANIEL, ANTONIO, MARCÉLINA.
Bon Français, Dieu te récompense!
Un bienfait n'est jamais perdu.

II.

Bientôt sur notre continent,
La guerre partout se déclare:
Ce bon Français tombe vivant
Au pouvoir d'un vainqueur barbare.
Un arrêt cruel est rendu
Qui l'condamne à perdre la vie …..
Rassurez-vous, parens, patrie;
Un bienfait n'est jamais perdu.
TOUS ENSEMBLE.
Rassurez-vous, parens, patrie,
Un bienfait n'est jamais perdu.

III.

Le Savoyard s'fait prisonnier;
A tous les dangers il s'élance;
Trompe gardien, séduit géolier:
Que ne peut la reconnaissance!
Par ses soins l'Français éperdu,
S'échappe de la tour obscure …..
Voilà comme dans la nature,
Un bienfait n'est jamais perdu.
TOUS ENSEMBLE.
Voilà comme dans la nature.
Un bienfait n'est jamais perdu.

No. 2.

Couplets.

MIKÉLI.

I.

Guide mes pas, ô providence!
D'mon plan protège le succès!
Ah! pour moi quelle jouissance
D'sauver deux époux, deux Français!
Non, il n'est point dans la nature
De souvenir, plus caressant,
Qu'celui qui l'à, tout bas murmure:
J'ai secourn, j'ai sauvé l'innocent.

II

Si dans une obscure indigence
Par le destin je fus jeté,
Tâchons du moins qu'mon existance
Soit utile à l'humanité.
Et qu'un jour mon humble poussière
Fasse dire à queuque passant:
Ce ‚brave homme employa sa carrière
A secourir, à sauver l'innocent.

III

Que résoudre, ô ciel! et que faire?
Je me dois à mes deux enfans;
Je me dois à mon pauvre père:
C'est à moi d'soigner ses vieux ans.
Mais à la voix de la nature
S'unit c'cri si doux, si puissant,
Qui toujours là, tout bas murmure:
Aide ton frère, et sauve l'innocent!

No. 3.

Trio.

ARMAND.
O mon libérateur!
CONSTANCE.
O mon Dieu tutélaire!

Ensemble.

ARMAND, CONSTANCE.
Oui, jusqu'a mon heure dernière.
Je te porterai dans mon coeur.
MIKÉLI.
J'ai fait ce que je devois faire:
Ma récompense est dans mon coeur.
ARMAND.
Je te dois les jours de Constance.
CONSTANCE.
Je te dois ceux de mon époux.
MIKÉLI.
Il faut convenir entre nous,
Qu'j'ons montré de l'intelligence.
ARMAND, CONSTANCE.
Déjà de farouches soldats
Vers nous s'avançaient à grands pas.
MIKÉLI.
A leurs yeux j'dérobe madame.
Tremblante, ayant la mort dans l'ame;
Je vous donne, à vous mon chapeau
Et vous attèle à mon tonneau:
Arrive la troupe implacable
Qui vous prend pour un porteur d'eau,
Cherche partout et s'donne au diable…..
Ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah! ah!
L'excellent tour que celui-là!
CONSTANCE, ARMAND.
O bonté secourable!
O courage admirable!
MIKÉLI.
Il n'est rien dont je n'suis capable.
Quand il s'agit de sauver mon semblable.
ARMAND.
O mon libérateur!
CONSTANCE.
O mon Dieu tétélaire!

Ensemble.

ARMAND, CONSTANCE.
Oui, jusqu'à mon heure dernière,
Je te porterai dans mon coeur.
MIKÉLI.
J'ai fait ce que je devais faire:
Ma récompense est dans mon coeur.

No. 4.

Dialogue en chant.

CONSTANCE.
Me séparer de mon époux!
ARMAND.
Songe aux maux qui nous environnent.
Ils sont affreux.
CONSTANCE.
Je les braverai tous.
ARMAND.
D'un ennemi puissant redoute le courroux.
Quels moyens aurais-tu pour éviter ses coups?
CONSTANCE.
Ceux que l'hymen et l'amour donnent.
ARMAND.
Crains tout …..
CONSTANCE.
Je ne crains que pour toi.
ARMAND.
N'expose pas tes jours….. conserve-les pour moi.

Air.

CONSTANCE.
Non, dût-il m'en coûter la vie,
Je ne t'abandonnerai pas:
Tu m'appartiens; et je défie
Que l'on t'arrache de mes bras.
Non, non, je ne te quitte pas.
Des dangers que sur nous la fortune rassemble.
Ah! laissez-moi partager la rigueur.
Oui, nous devons mourir ensemble.
Ou renaître ensemble au bonheur.
Non, dût-il m'en coûter la vie,
Je ne t'abandonnerai pas;
Tu m'appartiens; et je défie
Que l'on t'arrache de mes bras.
Non, non, je ne te quitte pas.

No. 5.

Finale.

ANTONIO.
O ciel! en croirai-je mes yeux!
MIKÉLI.
Comment?
ANTONIO.
C'est lui… c'est lui, mon père…
MIKÉLI.
Qui lui?
ANTONIO.
Ce Français généreux
Qui m'soulagea dans ma misère.
MIKÉLI, DANIEL, MARCÉLINA, ensemble.
Quoi! ce serait ce bon Français!
ANTONIO.
Oui, c'est lui: je le reconnais.
MIKÉLI.
De joie il faudra que j'expire.
ARMAND.
Expliquez-vous, que veut-il dire?
ANTONIO.
Eh quoi! vous ne remettez pas
Ce Savoyard … que dans vos bras…
A Berne ….. un soir ….. à peine je respire …..
ARMAND.
Quoi tu serais ce jeune Antonio? …..

Ensemble.

MIKÉLI, DANIEL, MARCÉLINA.
Eh, oui, oui, c'est Antonio,
Fils d'Mikéli, le porteur d'eau.
ANTONIO.
Eh oui, je suis Antonio,
Fils de ce pauvre porteur d'eau.
ARMAND, CONSTANCE.
Quoi! ce serait Antonio! …..
Le fils de ce bon porteur d'eau!
TOUS.
O céleste providence;
Que je bénis tes bienfaits!
Non, non, je n'éprouvai jamais
Une plus douce jouissance.
ANTONIO, À ARMAND.
C'est donc vous qui dans c'lit ….. tandis que ces soldats? …..
MIKÉLI.
Eh oui, voilà tout le mystère.
ARMAND.
Sans le secours de ton généreux père,
Mon épouse avec moi subissait le trépas.
MIKÉLI.
C'est fort bon; mais songeons à c'qui nous reste à faire.
Faut achever
De vous sauver.
ANTONIO, MARCÉLINA, DANIEL.
Faut achever
De les sauver.
MIKÉLI.
Mes enfans, vous m'aid'rez, j'espère.
ANTONIO, MARCÉLINA.
Parlez, parlez; que faut-il faire?
MIKÉLI, À MARCÉLINA.
Donne-moi le permis que tu viens d'obtenir.
Voilà tout c'qui vous faut… ayez soin d'retenir,
Les noms, surnoms, l'âge et la d'meure;
Et demain matin de bonne heure,
Avec mon fils il faut partir.
MARCÉLINA.
Quoi, mon père, c'est donc à dire? …..
MIKÉLI.
Qu'il n'est plus de noces pour toi.
MARCÉLINA.
Comment, plus de noces pour moi?
A c'point je ne saurais souscrire.
MIKÉLI.
Je prétends qu'il en soit ainsi.
MARCÉLINA.
J'ai du malheur; faut en conv'ni.
MIKÉLI.
Ah ça voudrai-tu ben te taire.
ARMAND, CONSTANCE.
Bon Mikéli,
Ah! ne l'affligez pas ainsi.
MARCÉLINA.
Si je n'suis pas aux noces de mon frère,
Je n'm'en consolerai jamais …..
Jamais! ….. jamais!
MIKÉLI.
Paix!
ANTONIO, À MARCÉLINA.
Pour te calmer, dit-toi: j'aide mon frère
A secourir son bienfaiteur.
MARCÉLINA.
Moi, secourir ton bienfaiteur!
MIKÉLI.
Pour te calmer, dis-toi; j'aide mon père
A connaître le vrai bonheur.
MARCÉLINA.
Quoi! je ferai votre bonheur.
MIKÉLI.
Oui, oui, tu feras mon bonheur.
ANTONIO.
Oui, tu sauv'ras mon bienfaiteur.
MARCÉLINA.
Eh bien, partez sans moi ….. je reste avec mon père …..
CONSTANCE, ARMAND,
L'aimable enfant! l'excellent coeur!
MIKÉLI ET ANTONIO,
Je reconnais bien là son coeur.
TOUS ENSEMBLE.
O céleste providence!
Que je bénis tes bienfaits!
Non, non, je n'éprouvai jamais.
Une plus douce jouissance!

Fin du premier acte.

Acte second.

No. 1.

CHOEUR DE SOLDATS.
Point de pitié! point de clémence!
Observons,
Poursuivons,
Combattons,
Arrêtons;
C'est l'ordonnance,
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Secondez-moi soldats!
Que la plus grande vigilance,
Dirige tous vos pas!
TOUS LES SOLDATS.
Que la plus grande vigilance,
Dirige tous nos pas!
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Méritons la bienveillance,
Du célèbre Mazarin;
Surveillons et servons bien
Son éminence!
CHOEUR GÉNÉRAL.
Point de pitié, point de clémence!
Observons,
Poursuivons,
Combattons,
Arrêtons;
C'est l'ordonnance.

No. 2.

Dialogue en chant.

CONSTANCE.
O mon frère! je t'en supplie!
Antonio, ne m'abandonne pas.
ANTONIO.
Il faut que l'on m'ôte la vie,
Avant d't'arracher de mes bras.
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Que fais-tu, jeune téméraire?
Oser ainsi te révolter!
ANTONIO.
Défendre une …. soeur aussi chère;
Est-ce donc là se révolter?
CONSTANCE, AU COMMANDANT.
Excusez le zèle d'un frère;
Daignez un instant m'écouter.
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Non, je ne veux rien écouter.
ANTONIO.
Mon sang bouillonne de colère …

Tous ensemble.

LES SOLDATS.
Que fais-tu, jeune téméraire?
Oser ainsi se révolter!
ANTONIO.
Défendre une soeur aussi chère
Est ce donc là se révolter?
CONSTANCE.
Excusez le zèle d'un frère:
Daignez un instant m'écouter!
LE DEUXIÈME COMMAND.
Oser ainsi se révolter!
Non, je ne veux rien écouter.
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Allons, qu'on les sépare!
ANTONIO.
Quoi tu pourrois, barbare! …
Je prétends partager son sort.
LE DEUXIÈME COMMANDANT.
Obéissez, qu'on les sépare.
ANTONIO.
Le premier qui s'avance est mort …

No. 3.

Finale.

PREMIER COMMANDANT, À MIKÉLI.
Allons sans tarder davantage,
Choisir nos plus braves soldats.
DEUXIÈME COMMANDANT, À MIKÉLI.
Bientôt des six mille ducats,
Ami, nous ferons le partage.
MIKÉLI.
J'aurai pour moi mille ducats!
Mille ducats! …

Ensemble.

LES DEUX COMANDANTS,
Allons, sans tarder davantage.
Choisir nos plus braves soldats.
MIKÉLI, À PART.
O ciel!, achève mon ouvrage!
Sauve ces époux du trépas.
MIKÉLI.
Alerte, Mikéli! … l'instant est favorable …
Il est sauvé l'homme au manteau! …
Non, jamais, ô mon cher tonneau,
Tu n'me fus aussi profitable …
Je l'ai sauvé l'homme au manteau! …
Vraiment le tour est impayable.

Choeur.

PREMIER COMMANDANT.
Allez,
Marchez
En diligence,
Observez tous
Le plus profond silence:
Il est à vous.
TOUS LES AUTRES.
Allons,
Marchons
En diligence!
Observons tous
Le plus profond silence!
Il est à nous.
MIKÉLI.
Sauve, ô mon Dieu, ces deux tendres époux!
Je n'veux qu'ça pour ma récompense.
DEUXIÈME COMMANDANT, AUX SOLDATS.
S'il résistait, s'il faisait violence,
Il faut qu'à l'instant même il tombe sous nos coups.
TOUS LES SOLDATS.
Il faut qu'à l'instant même il tombe sous nos coups.
CHOEUR.
Allons,
Marchons
En diligence!
Observons tous
Le plus profond silence!
Il est à vous!
Il est à nous!

Fin du second acte.

Acte troisième.

No. 1.

Choeur.

LE VILLAGE.
Jeunes fillettes
Et bergerettes
De ce hameau,
Viennent, suivant l'usage,
Fêter le mariage
D'Angélina, d'Antonio.
LA JEUNE FILLE.
Accepte ces deux tourterelles,
Ce sont les images fidelles
De la constance et de l'amour.
Ah! puisses-tu, jusqu'à ton dernier jour,
Aimer comme elles!
ANGÉLINA.
O douce ivresse! … ô momens pleins d'appas! …
Antonio n'arrive pas!
LE VILLAGE.
Jeunes fillettes.
Et bergerettes
De ce hameau,
Viennent, suivant l'usage,
Fêter le mariage
D'Angélina, d'Antonio.
CHOEUR.
Quel bruit soudain se fait entendre?
SÉMOS.
C'est une troupe de soldats.
ANGÉLINA.
Vers not'village ils dirigent leurs pas.
SÉMOS.
Sur la grand‘ place i'vont se rendre.
CHOEUR.
Allons, allons recevoir ces soldats.
ANGÉLINA.
Antonio n'arrive pas.

No. 2.

Dialogue en chant.

CONSTANCE.
Que ce silence est effrayant! …
Se serait-il laissé surprendre? …
Approchons-nous bien doucement …
Mon ami! … Mon ami! Je n'y puis rien comprendre.
Au secours! au secours! …
LES DEUX SOLDATS.
Silence! Où c'est fait de ta vie.
CONSTANCE.
Au secours! … au secours! …
UN DES SOLDATS.
Silence! Où c'est fait de tes jours …
CONSTANCE.
Quoi! … vous avez … la barbarie! …
LES DEUX SOLDATS.
Tu ne nous échapperas pas.
ARMAND.
Arrêtez, scélérats! …
LE COMMANDANT.
Que vous ont fait ces deux soldats?
ARMAND.
Sans moi leur audace effrénée
Accablait …
Cette infortunée.
TOUT LE VILLAGE ET LES SOLDATS.
Mais quel est donc cet inconnu?
LE COMMANDANT.
Il faut qu'à l'instant même il se fasse connoître.
ANTONIO, À PART.
Le malheureux, il est perdu!
ARMAND.
Eh qu'importe qui je puisse être?
LE COMMANDANT.
Quels traits et quels pressentimens …
Votre nom?
ARMAND.
Je me nomme …
LE COMMANDANT.
Eh bien? …..
ARMAND.
Je suis?
CONSTANCE.
Armand!
TOUS LES SOLDATS.
Armand! …
LE COMMANDANT.
C'est lui, oui, c'est le comte Armand.
CONSTANCE.
O rage! … ô remords! ô tourment!
Je t'ai perdu, mon cher Armand.
LE VILLAGE.
Quel singulier évènement! …

Tous ensemble.

ARMAND.
Oui, soldats, oui, je suis Armand,
Victime de son dévouement.
CONSTANCE.
O rage! ô remords! ô tourment!
Je t'ai perdu, mon cher Armand!
ANTONIO, à part.
Il est perdu, mon cher Armand!
Ah quel funeste évènement!
TOUS LES SOLDATS.
Enfin, nous tenons cet Armand!
Ah quel heureux évènement!
SÉMOS, ANGÉLINA, LE VILLAGE.
Quoi, c'est là le célèbre Armand!
Quel singulier évènement!

No. 3.

Finale.

CHOEUR GÉNÉRAL.
Livrons-nous tout à la gaîté!
Eclatez, doux accens de la félicité.
MIKÉLI.
Oui, mes amis, de la gaîté!
Et qu'aucun d'nous jamais n'oublie,
Que l'premier charme de la vie,
C'est de servir l'humanité.
ARMAND, CONSTANCE ET TOUT LE VILLAGE.
Le premier charme de la vie,
C'est de servir l'humanité.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Livrons-nous tous à la gaîté?
Eclatez, doux accens de la félicité!
Le premier charme de la vie,
C'est de servir l'humanité.

Fin.