Jacques Fromental Halévy
La Juive
Libretto von Eugène Scribe
Uraufführung: 23.02.1835, Opéra, Paris
Personnages
Le juif Éléazar
Le Cardinal J.-F. De Brogni, président du concile
Léopold, prince de l’empire
Ruggiero, grand prévôt de la ville de Constance
Albert, sergent d’armes des archers de l’empereur
Un Héraut D’armes de l’empereur
Un Officier de l’empereur
Hommes Du Peuple
Familier du Saint-Office
Maître d’hotel de l’empereur
La Princesse Eudoxie, nièce de l’empereur
Rachel
Cortége de l’empereur. – Membres du concile. – Princes. – Ducs. – Électeurs de l’empire. – Seigneurs et Dames. – Soldats. – Gardes. – Crieurs. – Hommes et Femmes du peuple, etc., etc.
En 1414. – A Constance.
Acte premier
Un carrefour de la ville de Constance en 1414. – Adroite, le portail d’une église. A gauche, à l’angle d’une rue, la boutique d’un orfèvre joaillier. Plusieurs fontaines.
Scène première.
Éléazar, Rachel, Albert, Ouvriers, Hommes et Femmes du peuple; puis Léopold.
Au lever du rideau, les portes de l’église sont ouvertes. Le peuple, qui n’a pu entrer dans l’intérieur, est agenouillé sur les degrés du péristyle. Au milieu de la place, hommes et femmes se promènent; à gauche et devant sa boutique, Éléazar près de sa fille Rachel. – On entend dans l’église chanter à grand choeur: Te Deum laudamus.
Introduction.
Ensemble.
CHOEUR DU PEUPLE, à droite.
Hosanna! plaisir! ivresse!
Gloire, gloire à l’Éternel!
Et que nos chants d’allégresse
Retentissent jusqu’au ciel!
ÉLÉAZAR, à gauche, à ses ouvriers.
Amis, travaillez sans cesse.
C’est bien mériter du ciel!
Fuir le vice et la paresse,
C’est honorer l’Éternel!
LES OUVRIERS.
Amis, travaillons sans cesse.
C’est bien mériter du ciel!
Fuir le vice et la paresse,
C’est honorer l’Éternel!
DES GENS DU PEUPLE, causant entre eux.
En ce jour de fête publique,
Quel est donc ce logis où l’on travaille encor?
D’AUTRES GENS DU PEUPLE, leur répondant.
C’est celui d’un hérétique,
Que l’on dit tout cousu d’or,
Le juif Éléazar!
RACHEL, à Éléazar.
Mon père, prenez garde:
Rentrons, c’est nous que l’on regarde!
ÉLÉAZAR.
Par le Dieu d’Abraham, je ris de leur courroux!
A ses ouvriers.
Et vous, enfants, m’entendez-vous?
Ensemble.
CHOEUR DU PEUPLE.
Hosanna! victoire! ivresse!
Gloire, gloire à l’Éternel!
Et que nos chants d’allégresse
Retentissent jusqu’au ciel!
ÉLÉAZAR.
Amis, travailler sans cesse,
C’est bien mériter du ciel!
Fuir le vice et la paresse
C’est honorer l’Éternel!
D’AUTRES GENS DU PEUPLE, regardant Éléazar.
Il nous insulte sans cesse,
Il se rit de l’Éternel!
Et la foudre vengeresse
Doit sur lui tomber du ciel.
RACHEL, à son père.
Ah! pour vous, dans ma tendresse,
Je sens un effroi mortel!
De leur foule qui s’empresse
Je connais le coeur cruel!
Rentrons, rentrons au nom du ciel!
Elle force son père à rentrer dans l’intérieur de la boutique. Pendant le choeur précédent, un homme enveloppé d’un manteau apparaît au fond de la place. Il regarde du côté de la boutique d’Éléazar; Albert, officier des gardes de l’empereur, remarque cet étranger, le suit jusqu’au bord du théâtre, et, jetant les yeux sur lui, fait un geste de surprise et de respect.
ALBERT, à l’étranger.
Sous ce déguisement, dans les murs de Constance,
C’est vous que je revois!
LÉOPOLD, lui mettant la main sur la bouche.
Silence!
De toi seul, cher Albert, qu’ici je sois connu!
ALBERT.
Par l’empereur vous êtes attendu.
LÉOPOLD.
Que Sigismond ignore ma présence!
Jusqu’à ce soir du moins! …
Regardant autour de lui.
Mais quel concours immense!
Et d’où vient ce tumulte? …
ALBERT.
Eh! ne savez-vous pas
Que Sigismond arrive aux remparts de Constance,
Pour ouvrir ce concile où princes et prélats
Vont de la chrétienté terminer les débats,
Décerner la tiare, éteindre l’hérésie,
Et du fougueux Jean Huss juger le dogme impie?
Déjà ses partisans, ces Hussites fameux,
Sont tombés sous les coups d’un bras victorieux …
LÉOPOLD.
Silence! …
ALBERT.
Et l’empereur, au ciel, aujourd’hui même
Rend grâce des exploits de ce héros qu’il aime!
Entendez-vous ces chants? …
On entend dans l’église: Te Deum laudamus.
LÉOPOLD.
Éloignons-nous, ami.
A part, et regardant la maison de Rachel.
Attendons le moment de reparaître ici!
Il sort avec Albert, et le choeur reprend.
CHOEUR DU PEUPLE.
Hosanna! victoire! ivresse!
Gloire! gloire à l’Éternel!
Et que nos chants d’allégresse
Retentissent jusqu’au ciel!
Scène II.
Hommes et Femmes du peuple, Ruggiero, escorté de Gardes et de plusieurs Crieurs publics.
RUGGIERO.
Dans ce jour solennel où s’ouvre le concile,
Voici l’édit que moi, grand prévôt de la ville,
Je dois faire aujourd’hui proclamer en tout lieu!
Il fait signe à un crieur qui, après quelques sons de trompe, lit la proclamation suivante.
LE CRIEUR.
»Monseigneur Léopold, avec l’aide de Dieu,
Des Hussites ayant châtié l’insolence,
De par le saint concile assemblé dans Constance,
De par notre empereur et monseigneur Brogni,
Largesse sera faite au peuple ce jourd’hui.«
LE CHOEUR.
Ah! pour notre ville
Quel jour de bonheur!
Vive le concile!
Vive l’empereur!
LE CRIEUR.
»Dans nos temples, dès le matin,
A Dieu l’on offrira des actions de grâces!
Vers le milieu du jour et sur les grandes places,
Jailliront à grands flots des fontaines de vin.«
LE CHOEUR.
Ah! pour notre ville
Quel jour de bonheur!
Vive le concile!
Vive l’empereur!
On entend un bruit de marteaux qui retombent en cadence.
RUGGIERO, interrompant le choeur.
Eh! mais … grand Dieu! qu’entends-je?
D’où provient donc ce bruit étrange?
Quelle main sacrilège, en ce jour de repos,
Ose ainsi s’occuper de profanes travaux?
DES GENS DU PEUPLE.
C’est chez cet hérétique,
C’est là, dans la boutique
Du juif Éléazar, ce riche joaillier!
RUGGIERO, aux gardes qui l’entourent.
Allez, et qu’on l’amène,
Devant nous qu’on le traîne!
Pour un forfait si grand je dois le châtier!
Scène III.
Les mêmes, Éléazar et Rachel, amenés par les soldats de Ruggiero.
RACHEL.
O mon père! … mon père!
A Ruggiero.
Ah! je vous en supplie!
RUGGIERO, à Éléazar.
Juif! … ton audace impie
A mérité le trépas!
Travailler dans un jour de fête! …
ÉLÉAZAR.
Et pourquoi pas?
Je ne suis point de votre culte;
Et le Dieu de Jacob peut me permettre à moi …
RUGGIERO.
Tais-toi!
Au peuple.
Vous l’entendez, au ciel même il insulte,
Et par lui notre sainte loi
Est détestée! …
ÉLÉAZAR.
Et pourquoi l’aimerais-je?
Par vous sur le bûcher, et me tendant les bras,
J’ai vu périr mes fils! …
RUGGIERO.
Eh bien, tu les suivras!
RACHEL.
Cruel! …
RUGGIERO.
Ta fille aussi! La mort au sacrilège!
Et leur juste supplice aux yeux de l’empereur
De ce jour solennel doublera la splendeur.
Ensemble.
LE CHOEUR.
Ah! pour notre ville
Quel jour de bonheur!
Vive le concile!
Vive l’empereur!
ÉLÉAZAR.
O race imbécile!
Je brave en mon coeur
Ta rage inutile,
Ta vaine fureur!
RACHEL.
Tout est inutile
Pour fléchir leur coeur.
Ma plainte stérile
Double leur fureur.
RUGGIERO, regardant Rachel qui le supplie.
Plaintes inutiles!
Je ris de ses pleurs;
Aux soldats.
A mes lois dociles,
Servez mes fureurs.
Les soldats entraînent Éléazar et Rachel, lorsque sort de l’église, suivi d’un flot de peuple, le cardinal Brogni qui s’arrête un instant sur les marches du temple.
Scène IV.
Les mêmes; Brogni.
RUGGIERO, apercevant Brogni.
O ciel! … Le président suprême du concile!
Le vénérable Brogni!
BROGNI, montrant Éléazar et Rachel.
Où les conduisez-vous ainsi?
RUGGIERO.
Ce sont des juifs qu’à la mort on condamne!
BROGNI.
Leur crime? …
RUGGIERO.
D’un travail profane
Ils ont osé s’occuper aujourd’hui!
BROGNI, à Éléazar.
Approchez! … votre nom?
ÉLÉAZAR, froidement.
Éléazar!
BROGNI.
Je pense
Que ce nom-là ne m’est pas inconnu!
ÉLÉAZAR, de même.
Non sans doute!
BROGNI.
Autrefois, ailleurs, je vous ai vu.
ÉLÉAZAR.
Dans Rome! … Mais alors, si j’en ai souvenance,
Vous n’étiez pas encore un ministre des cieux;
Vous aviez une femme … et vous l’aimiez! …
BROGNI.
Silence!
D’un père, d’un époux respecte la souffrance.
J’ai tout perdu! … Dieu seul, appui des malheureux,
Dieu me restait! … Il a reçu mes voeux!
Je suis son serviteur, son ministre et son prêtre!
ÉLÉAZAR.
Pour nous persécuter! …
BROGNI.
Pour vous sauver peut-être!
ÉLÉAZAR.
As-tu donc oublié que de Rome jadis,
Sévère magistrat, c’est toi qui me bannis?
BROGNI.
Est-ce à tort? Convaincu d’une usure coupable,
On demandait ta mort … j’ordonnai ton exil!
Et d’une indulgence semblable
Je veux encore …
RUGGIERO, vivement.
O ciel! On ne peut sans péril
L’absoudre!
BROGNI.
Et cependant je lui fais grâce entière!
Sois libre, Éléazar!
Allant à lui et lui donnant la main.
Soyons amis, mon frère;
Et si je t’offensai, pardonne-moi.
ÉLÉAZAR, à part.
Jamais!
Non, jamais de pardon aux chrétiens que je hais!
Cavatine.
BROGNI.
Si la rigueur et la vengeance,
Leur font détester notre loi,
Que le pardon et la clémence,
Mon Dieu, les ramènent vers toi!
Éléazar et Rachel rentrent dans leur maison qui se ferme. Brogni et Ruggiero sortent par le fond suivis de tout le peuple qui les entoure et les escorte.
Scène V.
LÉOPOLD, sortant de la rue à gauche, et regardant autour de lui.
Cette foule importune, en ces lieux assidue,
Loin d’ici, grâce au ciel, enfin porte ses pas!
Plus de danger! …
Regardant avec attention sur la place.
Rien ne s’offre à ma vue!
S’avançant sous le balcon de la maison d’Éléazar et appelant à demi-voix.
Rachel! … Rachel! … Elle ne m’entend pas!
Sérénade.
Premier couplet.
Loin de son amie
Vivre sans plaisirs,
Ne compter la vie
Que par ses soupirs,
Voilà de l’absence.
Quelle est la souffrance!
Mais voici le jour,
Maîtresse chérie,
Oui, voici le jour
Par qui tout s’oublie …
Le jour du retour!
Deuxième couplet.
Les cités nouvelles
Où Dieu me guida
Ne semblaient pas belles …
Tu n’étais pas là!
Tout, durant l’absence,
Est indifférence …
Mais voici le jour
Heureux et prospère,
Mais voici le jour.
Où tout va me plaire …
Le jour du retour!
RACHEL, paraissant au balcon.
Troisième couplet.
Quelle voix chérie
Si douce à mon coeur
Me rend à la vie
Ainsi qu’au bonheur!
J’avais dans l’absence
Perdu l’espérance! …
Ensemble.
RACHEL.
Béni soit le jour
Qui vers moi t’amène;
Béni soit le jour
Où finit ma peine …
Le jour du retour!
LÉOPOLD.
Mais voici le jour
Qui me rend ma chaîne;
Oui, voici le jour
Qui finit ma peine …
Le jour du retour!
RACHEL, sortant de la maison.
Samuel, c’est donc vous?
LÉOPOLD.
Oui, Samuel qui t’aime!
RACHEL.
Le sort dans ce voyage a-t-il comblé vos voeux?
LÉOPOLD.
Si tu l’aimes toujours, Samuel est heureux!
RACHEL.
Comment ne pas t’aimer? Notre culte est le même;
Le même Dieu nous bénit tous les deux!
Et tes pinceaux, ton art que je révère,
Valent bien, selon moi, les trésors de mon père.
LÉOPOLD.
Rachel, ma bien-aimée, hélas! comment te voir?
RACHEL.
Viens chez mon père, aujourd’hui, viens ce soir!
LÉOPOLD.
Eh! que dira-t-il?
RACHEL.
Viens sans crainte!
Nous célébrons la Pâque sainte,
Ainsi que notre Dieu l’ordonne à ses élus.
LÉOPOLD, à part.
O Ciel!
RACHEL.
Et dans ce jour, sous son toit respectable,
Tous les fils d’Israël par lui sont bien reçus.
LÉOPOLD, avec embarras.
Un mot encor!
RACHEL.
Va-t’en! Une foule innombrable
Se précipite vers ce lieu.
LÉOPOLD.
Rachel, écoute-moi! …
RACHEL.
Non, à ce soir! … Adieu!
Elle aperçoit une servante qui sort de la maison d’Éléazar, elle s’éloigne avec elle, et Léopold, enveloppé de son manteau, se perd dans la foule qui de tous côtés inonde le théâtre. Les cloches se font entendre. Les fontaines que l’on voit au milieu de la place font jaillir du vin et tout le peuple se précipite pour le recueillir.
Choeur des Buveurs.
CHOEUR DU PEUPLE.
Du vin! du vin! du vin!
Bénissons le destin
Et notre souverain,
Qui font qu’ainsi soudain,
Pour noyer le chagrin,
L’onde se change en vin!
Du vin! du vin! du vin!
Les uns remplissent des brocs, les autres forment différents groupes, se distribuent du vin, remplissent des vetres.
PLUSIEURS BUVEURS.
Buvons, amis, fussent-ils mille,
A tous les membres du concile!
D’AUTRES BUVEURS.
Buvons à notre souverain,
De qui la généreuse main
Fait couler ce nectar divin!
CHOEUR DU PEUPLE.
Du vin! du vin! du vin!
Bénissons le destin
Qui fait qu’ainsi soudain
L’onde se change en vin!
Du vin! du vin! du vin!
PREMIER BUVEUR, à son voisin, voulant lui arracher le broc qu’il tient.
C’est par moi que ce broc est plein!
Tu m’as pris ma part du butin!
DEUXIÈME BUVEUR.
Ce n’est pas moi!
PREMIER BUVEUR.
J’en suis certain!
DEUXIÈME BUVEUR.
Crains mon courroux!
PREMIER BUVEUR.
Crains que ma main
Ne termine ici ton destin!
DEUXIÈME BUVEUR.
Qui, toi? … tu n’es qu’un Philistin!
PREMIER BUVEUR, avec fureur.
Un Philistin!
Ils vont se battre. Le peuple se précipite entre eux deux, et, pour les apaiser, leur présente à chacun un broc de vin.
CHOEUR DU PEUPLE.
Du vin! du vin! du vin!
Bénissons le destin
Qui fait qu’ainsi soudain
L’onde se change en vin!
Du vin! du vin! du vin!
Ballet. – Valse.
Des gens du peuple, déjà étourdis par le vin, se mettent à danser; tous les autres les imitent. Des femmes se mêlent à leurs danses et forment un ballet animé, pendant lequel Éléazar et Rachel paraissent. Rachel donne le bras à son père; ils veulent traverser la place, lorsque des cris se font entendre.
DES GENS DU PEUPLE, venant de la gauche.
Noël! le cortège! …. Le voici!
Il va passer par ici!
Repoussés par la foule, Éléazar et Rachel se trouvent portés jusque sur les marches qui conduisent à l’église. Là, ils s’arrêtent adossés contre les murs du temple. Dans le lointain, un air de marche majestueux et brillant annonce que le cortège commence à défiler. Des soldats, conduits par Ruggiero, viennent faire ranger le peuple.
Scène VI.
Les mêmes; Ruggiero.
Finale.
RUGGIERO aperçoit Éléazar et sa fille sur les degrés du péristyle.
Ah! grand Dieu! Quelle audace impie!
Aux portes de l’église un juif se réfugie!
Vous le voyez, chrétiens, et vous souffrez
L’empreinte de ses pas sur les marbres sacrés!
Tous.
Il a raison!
RUGGIERO.
Suivez l’exemple
Du Dieu saint qui chassait tous les vendeurs du temple!
CHOEUR DU PEUPLE, avec une joie furieuse.
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Cette race rebelle
Et criminelle!
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Les enfants d’Isaac!
RACHEL, les suppliant.
Quelle aveugle fureur, quelle rage inhumaine
Contre nous ainsi vous déchaîne?
ÉLÉAZAR.
Nous avons respecté vos dieux.
RACHEL, montrant son père.
Respectez ses jours malheureux!
LE CHOEUR DU PEUPLE, s’animant contre eux et crescendo.
Non, c’est trop d’audace!
Pour eux point de grâce!
Que de cette race
Le nom détesté
S’efface et périsse!
Oui, c’est leur supplice
Que veut la justice
Du ciel irrité!
Avec explosion.
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Cette race rebelle
Et criminelle!
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Les enfants d’Isaac!
Le père et la fille, qui se tenaient embrassés, sont séparés par le peuple furieux, qui entraine Éléazar par la rue à gauche, et disparaît, tandis qu’un autre groupe entoure Rachel et va l’entraîner d’un autre côté.
Scène VII.
Les mêmes; excepté Éléazar; Léopold, entrant par le fond et apercevant Rachel au milieu du peuple; puis Albert et des Soldats.
LÉOPOLD, poussant un cri.
Ah! qu’ai-je vu!
Jetant son manteau et courant près d’elle.
Rachel! ma bien-aimée!
RACHEL, à demi-voix.
Va-t’en! Samuel, va-t’en! Contre nous animée,
Cette foule inhumaine en veut à tous les juifs!
Ils te tueront … va-t’en!
LÉOPOLD.
Non, près de toi je reste.
Au peuple.
Et vous qui l’insultez … coeurs lâches et craintifs,
Tirant son épée.
Fuyez tous! … ou ce bras vous deviendra funeste!
Ensemble.
CHOEUR DU PEUPLE, reculant avec effroi et à demi-voix.
Il est armé! n’approchons pas!
Redoutons l’effort de son bras!
LÉOPOLD, tenant Rachel par la main.
Suis-moi, Rachel, ne tremble pas!
Loin d’eux je vais guider tes pas!
RACHEL.
Ah! pour toi seul je tremble, hélas!
Pour moi tu braves le trépas!
Léopold, tenant Rachel par la main, l’entraîne vers le fond de la place et le peuple, en reculant devant son épée, murmure à demi-voix.
CHOEUR DU PEUPLE.
Le ciel ne punira-t-il pas
La race impure de Judas?
Rachel, au moment de sortir avec Léopold, aperçoit un groupe de soldats qui arrive par le fond de la place et leur ferme la retraite.
RACHEL, à Léopold avec effroi.
Dieu vois-tu ces soldats?
Elle redescend vivement sur le devant du théâtre.
CHOEUR DU PEUPLE, poussant des cris de joie.
Des soldats! Des soldats!
C’est le ciel qui vers nous a dirigé leurs pas!
Courant aux soldats et leur montrant Léopold et Rachel.
Ah! c’est trop d’audace!
Pour eux point de grâce!
Que de cette race
Le nom détesté
S’efface et périsse!
Oui, c’est leur supplice
Que veut la justice
Du peuple irrité.
Avec explosion et fureur.
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Cette race rebelle
Et criminelle!
Au lac! au lac!
Oui, plongeons dans le lac
Les enfants d’Isaac!
Albert, qui commande le détachement de soldats, s’avance, et montrant Rachel et Léopold, il dit.
Saisissez-les!
Léopold, qui jusque-là avait évité les regards d’Albert, se retourne en ce moment.
ALBERT, le reconnaissant.
O ciel!
Léopold étend vers lui la main, et d’un geste impératif lui commande d’arrêter ses soldats.
ALBERT, avec respect.
Soldats!
Éloignez-vous, n’avancez pas!
Ensemble.
RACHEL, qui a vu le geste de Léopold.
O surprise nouvelle!
Cette horde cruelle,
Ces soldats menaçants,
A son geste obéissent
Et devant lui fléchissent,
Désarmés et tremblants!
CHOEUR DU PEUPLE.
O surprise nouvelle!
Cette troupe fidèle,
Du vrai Dieu les enfants,
A ce juif obéissent,
Et devant lui fléchissent,
Désarmés et tremblants!
Ensemble.
LÉOPOLD.
Que toujours elle ignore
Mon nom et mon pouvoir!
Mon Dieu, toi que j’implore,
C’est là mon seul espoir!
ALBERT.
Que toujours elle ignore
Son nom et son pouvoir!
Mon Dieu, toi qu’il implore,
C’est là son seul espoir!
RACHEL.
Mon Dieu! toi que j’implore,
D’où vient donc ce pouvoir
Qu’hélas! mon coeur ignore,
Et ne peut concevoir?
Scène VIII.
Les mêmes; Éléazar, les habits en désordre, tout sanglant et meurtri, accourt, poursuivi toujours par le peuple, des mains duquel il vient d’échapper.
ÉLÉAZAR, s’arrêtant au milieu du théâtre.
Eh bien! que voulez-vous, race d’Amalécites?
Du sang? … Prenez le mien! car vos lèvres maudites
En ont soif! … et ces jours, trop longtemps disputés,
Je vous les livre enfin …
LE PEUPLE.
Qu’il périsse!
ALBERT, à qui Léopold vient de faire un second signe, s’écrie:
Arrêtez!..
A ses soldats, montrant Éléazar et Rachel.
Qu’on les dérobe à leurs poursuites!
Quo ces infortunés, jusques à leur logis,
Soient par vous à l’instant protégés et conduits!
Ensemble.
RACHEL.
O surprise nouvelle!
Cette horde cruelle,
Ces soldats menaçants,
A son geste obéissent
Et devant lui fléchissent,
Désarmés et tremblants!
CHOEUR DU PEUPLE.
O surprise nouvelle!
Cette troupe fidèle,
Du vrai Dieu les enfants,
A ce juif obéissent
Et devant lui fléchissent,
Désarmés et tremblants!
Ensemble.
RACHEL.
Mon Dieu, toi que j’implore,
D’où vient donc ce pouvoir,
Qu’hélas! mon coeur ignore
Et ne peut concevoir?
ÉLÉAZAR.
O mon Dieu que j’implore,
En toi seul j’ai remis mon espoir,
Ces méchants que j’abhorre,
Connaîtront ton pouvoir.
LÉOPOLD.
Que toujours elle ignore,
Mon nom et mon pouvoir!
Mon Dieu, toi que j’implore,
C’est là mon seul espoir.
En ce moment défile le cortège impérial qui se rend à l’ouverture du concile. La foule du peuple abandonne le milieu de la place et se range dans les rues, le long des maisons.
CHOEUR DU PEUPLE, regardant le cortège qui défile.
De ces nobles guerriers,
De ces fiers chevaliers
Vois la marche imposante,
L’armure étincelante!
Non, jamais en ces lieux
Spectacle plus pompeux
N’avait frappé nos yeux:
Le courage étincelle
En leurs regards vaillants;
Que leur glaive fidèle
Soit l’effroi des méchants!
Le cortège défile dans l’ordre suivant:
Les sonneurs de trompe de l’empereur, les porte-bannières et les arbalétriers de la ville de Constance; les maîtres des différents métiers et confréries; les échevins; les archers de l’empereur;
Les hommes d’armes, les hérauts, les sonneurs du cardinal, ses hallebardiers, ses bannières et celles du Saint-Siège;
Les membres du concile, leurs pages et leurs clercs;
Le cardinal à cheval, avec ses pages et ses gentilshommes;
Les hallebardiers, les hérauts d’armes de l’empereur, portant les bannières de l’empire;
Puis enfin l’empereur Sigismond, à cheval, précédé de ses pages, entouré de ses gentilshommes, de ses écuyers, et suivi des princes de l’empire.
Au moment où paraît l’empereur, Léopold, qui est sur le devant du théâtre, à gauche, se cache avec son manteau, cherche à se soustraire à tous les regards et se perd dans la foule. Rachel, qui est de l’autre côté du théâtre, le suit d’un oeil inquiet et témoigne sa surprise. Éléazar, debout près d’elle, regarde avec dédain le cortége qui défile. Les trompettes sonnent, l’orgue se fait entendre et le peuple pousse des cris de joie.
CHOEUR.
Gloire! honneur
A l’empereur!
Gloire à l’empereur!
Acte deuxième
L’intérieur de la maison d’Éléazar. – Éléazar, Rachel, Léopold et plusieurs juifs et juives, parents d’Éléazar, sont à table et célèbrent la Pâque. Léopold et Rachel sont aux deux extrémités de la table; Éléazar tient le milieu.
Scène première.
Rachel, Éléazar, Léopold, Juifs et Juives parents d’Éléazar.
Prière.
LE CHOEUR.
O Dieu de nos pères,
Toi qui nous éclaires,
Parmi nous descends!
O Dieu de nos pères,
Cache nos mystères
A l’oeil des méchants!
ÉLÉAZAR.
Si trahison ou perfidie
Osait se glisser parmi nous,
Que sur le parjure et l’impie
S’appesantisse ton courroux!
LE CHOEUR.
O Dieu de nos pères,
Toi qui nous éclaires,
Parmi nous descends!
O Dieu de nos pères,
Cache nos mystères
A l’oeil des méchants!
ÉLÉAZAR, se levant.
Et vous tous, enfants de Moïse,
Gage de l’alliance à nos aïeux promise,
Partagez-vous ce pain, par mes mains consacré,
Et qu’un levain impur n’a jamais altéré.
Il distribue du pain sans levain à tous les convives. Le dernier à qui il en présente est Léopold.
LÉOPOLD, à part.
O ciel!
Il hésite à porter le pain à ses lèvres, regarde tous les convives, et, voyant qu’on n’a pas les yeux sur lui, il le jette.
RACHEL, qui l’a aperçu.
Que vois-je? …
Cavatine.
ÉLÉAZAR.
Dieu! que ma voix tremblante
S’élève jusqu’aux cieux!
Étends ta main puissante
Sur tes fils malheureux!
Tout ton peuple succombe;
Et Sion dans la tombe,
Implorant ta bonté,
Vers toi s’élève et crie,
Et demande la vie
A son père irrité!
A la fin de cet air, on entend frapper à la porte à droite. Tout le monde se lève.
LE CHOEUR.
On frappe! … ô terreur!
ÉLÉAZAR, aux convives.
Éteignez ces flambeaux! …
A Rachel.
Et va voir …
RACHEL.
Ah! je n’ose!
ÉLÉAZAR, s’approchant de la porte.
Qui frappe ainsi chez moi, lorsque la nuit est close?
PLUSIEURS VOIX D’HOMMES, en dehors.
C’est de la part de l’empereur!
ÉLÉAZAR, aux convives.
Cachez tous ces apprêts.
RACHEL, bas à Léopold et prête à sortir.
Il faut qu’à l’instant même
Je vous parle, Samuel!
LÉOPOLD, se disposant à la suivre.
Ah! quel bonheur extrême!
ÉLÉAZAR, le retenant par la main.
Demeure! … une visite, à cette heure, en ces lieux
M’est suspecte … et ton bras est fort et courageux!
Il saura me défendre …
A Rachel, et aux autres juifs.
Et vous, qu’on se retire!
Ils sortent tous par la porte à gauche; Rachel sort la dernière, en faisant à Léopold des signes d’intelligence.
Scène II.
Éléazar, Léopold; puis Eudoxie.
Éléazar va ouvrir la porte de la rue; pendant ce temps, Léopold s’est retiré dans l’enfoncement à droite, que forme l’appartement; il prend sa palette et ses pinceaux, et se dispose à peindre en tournant le dos à Eudoxie qui entre.
ÉLÉAZAR, ouvrant la porte.
Entrez! …
Parait Eudoxie, suivie de deux domestiques vêtus de la livrée de l’empereur, et portant des flambeaux.
Une femme!
LÉOPOLD, se retournant, et l’apercevant à la lueur des flambeaux.
Ah! grands dieux!
J’ai senti sur mon front se dresser mes cheveux!
Où fuir?
ÉLÉAZAR, à Eudoxie.
Que voulez-vous?
EUDOXIE, faisant signe aux domestiques de sortir.
Je vais vous en instruire.
Elle est au fond du théâtre, et aperçoit Léopold qui lui tourne le dos et cherche à se cacher.
Quel est cet homme?
ÉLÉAZAR.
Un peintre, un artiste fameux
Et dont l’habile main, utile à mon commerce,
Sur l’or et le vélin avec talent s’exerce;
Mais si vous l’exigez … qu’il sorte …
EUDOXIE, souriant.
Non, vraiment!
Ma visite n’est pas un secret.
ÉLÉAZAR, souriant.
Et pourtant
L’ordre de l’empereur qui vers moi vous amène,
Et ses riches valets, sa livrée …
EUDOXIE.
Est la mienne;
Je suis sa nièce.
ÉLÉAZAR, se prosternant.
O ciel! et quel honneur pour moi!
La princesse Eudoxie!
EUDOXIE, souriant.
Eh! oui … Relève-toi!
Trio.
EUDOXIE.
Tu possèdes, dit-on, un joyau magnifique?
ÉLÉAZAR.
Oui; je le destinais à quelque souverain:
Une chaîne incrustée, une sainte relique,
Que portait autrefois l’empereur Constantin.
EUDOXIE.
Je veux la voir! … Celui que j’aime,
Léopold, mon époux, des Hussites vainqueur …
LÉOPOLD, à droite, et écoutant.
O ciel!
EUDOXIE.
Auprès de moi revient aujourd’hui même!..
ÉLÉAZAR, souriant.
J’entends.
EUDOXIE, avec expression.
Non! tu ne peux concevoir mon bonheur!
Ensemble.
EUDOXIE.
Au fond de mon âme
Que l’amour enflamme,
Du nom de sa femme
Je m’enorgueillis.
Attraits et jeunesse,
Grandeur et richesse,
Près de sa tendresse
Ne sont d’aucun prix!
LÉOPOLD, à part.
O coupable trame!
O forfait infâme!
Au fond de mon âme
Je tremble et frémis!
El de sa tendresse
L’innocente ivresse
M’accable et m’oppresse
D’un nouveau mépris!
ÉLÉAZAR, à part.
Au fond de mon âme
Que la haine enflamme,
Je vois cette femme
Et je la maudis!
Oui, sombre tristesse
Malgré moi m’oppresse,
Quand je vois l’ivresse
De nos ennemis!
Éléazar présente à Eudoxie un coffret où est renfermée la chaîne d’or incrustée de pierres précieuses.
EUDOXIE, la regardant.
Ah! quel feu! quel éclat! … Ce travail que j’admire
Est digne du héros pour qui je le choisis.
ÉLÉAZAR, a demi-voix.
Trente mille florins! … Je n’en puis rien déduire.
EUDOXIE.
Qu’importe? …
Avec tendresse.
C’est pour lui!
ÉLÉAZAR, À PART.
Vive un coeur bien épris!
Le commerce et les arts y trouvent bénéfice.
LÉOPOLD, de même.
Non, rien n’égale mon supplice!
EUDOXIE, donnant un cachet à Éléazar.
Tenez … vous graverez son blason et le mien,
Et puis dans mon palais, demain, songez-y bien,
Vous me l’apporterez.
ÉLÉAZAR.
Que mes mains soient maudites
Si j’y manquais!
EUDOXIE.
Oui, je veux que demain,
Aux yeux de l’empereur, dans un pompeux festin,
Ce joyau soit offert au vainqueur des Hussites;
Et je prétends moi-même, en gage de ma foi,
Le placer sur ce coeur qui ne bat que pour moi.
Ensemble.
EUDOXIE.
Ah! quel bonheur extrême
Et quel doux avenir!
Ce soir, celui que j’aime
Enfin va revenir!
LÉOPOLD, à droite.
O désespoir extrême,
Et quel doux avenir!
Ce soir, celui que j’aime
Enfin va revenir!
LÉOPOLD, à droite.
O désespoir extrême,
O funeste avenir!
En horreur à moi-même,
A quel Dieu recourir?
ÉLÉAZAR.
Ah! quel bonheur extrême
Et pour moi quel plaisir,
Ces écus d’or que j’aime
Chez moi vont revenir!
Éléazar reconduit Eudoxie jusqu’à la porte et jusque dans la rue.
Scène III.
Léopold, Rachel, entr’ouvrant doucement la porte à gauche.
RACHEL, regardant autour d’elle.
Mon père n’est plus là! Je veux enfin connaître
Quel mystère …
LÉOPOLD.
Silence! il va rentrer peut-être,
Et je ne puis maintenant … mais ce soir …
Cette nuit … seule, ici … dans ta demeure,
Consens à me recevoir!
RACHEL.
Qu’oses-tu demander?
LÉOPOLD.
Tu veux donc que je meure!
RACHEL.
Qui, moi? … Grand Dieu!
LÉOPOLD.
N’ai-je donc pas ta foi,
Ton amour, tes serments? … Et je meurs loin de toi
Si tu me refuses …
RACHEL, avec anxiété.
Que faire? …
LÉOPOLD, à demi-voix.
Tu m’attendras! …
RACHEL, avec effroi et voyant rentrer Éléazar.
Mon père! … le voici!
LÉOPOLD, de même.
Tu m’attendras! …
RACHEL, hors d’elle-même.
Eh bien, oui!
Scène IV.
Les même; Éléazar rentrant et voyant Rachel qui s’éloigne vivement de Léopold. Il s’avance entre eux deux, s’aperçoit de leur trouble, et les examine quelque temps l’un après l’autre d’un regard soupçonneux.
ÉLÉAZAR, à part.
Quel trouble à mon aspect! … D’où vient que vers la terre
Leurs yeux restent baissés? …
Haut à Léopold.
Il est tard! … Adieu, frère;
Rentre chez toi, qu’un doux repos
Te délasse de tes travaux!
A Rachel.
Toi, mon enfant! approche, et par moi sois bénie …
Ah! que ta main est froide! … Et ne puis-je savoir? …
Il se retourne vers Léopold, qui, en s’en allant, adresse à Rachel un signe d’intelligence dont il s’aperçoit.
Ne t’en va pas encor, Samuel; ton coeur oublie
De redire avec nous la prière du soir!
ÉLÉAZAR, d’une voix ferme.
RACHEL ET LÉOPOLD, en tremblant.
O Dieu de nos pères,
Toi qui nous éclaires,
Parmi nous descends!
O dieu de nos pères,
Cache nos mystères
A l’oeil des méchants!
ÉLÉAZAR, regardant Léopold.
Si trahison ou perfidie
Osait se glisser parmi nous,
Que sur le parjure ou l’impie
S’appesantisse ton courroux!
ÉLÉAZAR, RACHEL ET LÉOPOLD.
O Dieu de nos pères,
Toi qui nous éclaires,
Parmi nous descends!
O dieu de nos pères,
Cache nos mystères
A l’oeil des méchants!
Sur la ritournelle, Éléazar reconduit Léopold jusqu’à la porte de la rue, revient à sa fille qu’il embrasse, et rentre dans son appartement en jetant sur elle des regards inquiets.
Scène V.
RACHEL, seule.
Les sons religieux de la prière sainte
Ont rempli tous mes sens de remords et de crainte!
Ah! qu’ai-je fait? … devais-je y consentir?
Romance.
Premier couplet.
Il va venir! … il va venir!
Et d’effroi je me sens frémir!
D’une sombre et triste pensée
Mon âme, hélas! est oppressée;
Mon coeur ne bat pas de plaisir,
Et cependant … il va venir!!
Elle va ouvrir la croisée du fond.
Deuxième couplet.
Il va venir! … il va venir! …
Marchant.
Chaque pas me fait tressaillir.
J’ai pu tromper les yeux d’un père,
Mais non pas ceux d’un Dieu sévère! …
Oui, je le dois … oui, je veux fuir.
S’arrêtant.
Et cependant, il va venir!!
Scène VI.
Rachel, Léopold, paraissant à la croisée du fond.
RACHEL, l’apercevant.
C’est lui!
Tombant sur un fauteuil.
La force m’abandonne!
LÉOPOLD, s’approchant d’elle doucement.
Rachel, ma bien-aimée, à mon aspect frissonne!
RACHEL, étendant la main vers lui.
N’approchez point; sais-je en cette maison
Si vous n’apportez pas parjure et trahison,
Vous que le mystère environne,
Vous qui, pâle et confus, tremblez? … Je le vois bien.
LÉOPOLD.
Oui, mon regard tremblant est celui d’un coupable!
Je t’ai trompée … et le remords m’accable.
RACHEL.
Samuel!
LÉOPOLD.
Tu sauras tout … ton Dieu n’est pas le mien!
RACHEL.
Qu’ai-je entendu?
LÉOPOLD.
Je suis chrétien!
Duo.
RACHEL, se levant.
Lorsqu’à toi je me suis donnée,
J’outrageai mon père et l’honneur!
Mais j’ignorais … infortunée,
Que j’outrageais un Dieu vengeur!
LÉOPOLD.
Quand mon âme à toi s’est donnée,
Fortune, dignités, grandeur,
J’oubliai tout … ma destinée
Est en toi, comme mon bonheur!
RACHEL.
Mais ta loi nous condamne et défend que je vive!
La juive, amante d’un chrétien,
Le chrétien amant d’une juive,
Sont tous les deux frappés de mort … le sais-tu bien?
LÉOPOLD.
Je le sais! … mais qu’importe? vien!
Ensemble.
LÉOPOLD.
Que ton coeur m’appartienne,
Que l’amour nous enchaîne,
Et, juive ou bien chrétienne,
Ton sort sera le mien!
Que le courroux céleste
Me garde un sort funeste!
Si ton amour me reste,
Le reste ne m’est rien.
Je ne regrette rien.
RACHEL.
Moi! … que je t’appartienne?
Que l’amour nous enchaîne?
Ta foi n’est pas la mienne,
Ton Dieu n’est pas le mien.
Mon père vous déteste,
Et dans mon sort funeste,
C’est la bonté céleste
Rui seule est mon soutien.
Voilà mon seul soutien.
RACHEL.
Crois-tu qu’Éléazar, dont le coeur vous abhorre,
Consentira jamais à former de tels noeuds?
LÉOPOLD.
Ah! sa haine n’est pas le seul obstacle encore
Qui comme un mur d’airain s’élève entre nous deux!
Eh bien! fuyons! … Cherchons une retraite obscure
Où, de tous oubliés, nous les oublierons tous,
Où, gloire, amis, parents, tout sera mort pour nous.
RACHEL.
Abandonner mon père!
LÉOPOLD.
Oui, que dans la nature
Il ne me reste rien … que ton amour et toi!
RACHEL, douloureusement.
Abandonner mon père!
LÉOPOLD.
Eh! crois-tu donc que moi
Je n’abandonne rien?
RACHEL.
Dieu! que dis-tu?
LÉOPOLD, à demi-voix.
Tais-toi!
Tais-toi!
Ensemble.
LÉOPOLD.
Que ton coeur m’appartienne,
Que l’amour nous enchaîne,
Et, juive ou bien chrétienne,
Ton sort sera le mien!
Que le courroux céleste
Me garde un sort funeste!
Si ton amour me reste,
Le reste ne m’est rien.
Je ne regrette rien.
RACHEL.
Moi! … que je t’appartienne?
Que l’amour nous enchaîne?
Ta foi n’est pas la mienne,
Ton Dieu n’est pas le mien.
Mon père vous déteste,
Et dans mon sort funeste,
C’est la bonté céleste
Qui seule est mon soutien.
Voilà mon seul soutien.
LÉOPOLD, lui prenant la main.
Si tu m’aimes, partons!
RACHEL.
Je n’aime que toi! … mais.
Mon père! …
LÉOPOLD.
Ce moment est le seul: désormais,
Pour toujours réunis, ou séparés … prononce!
Ma vie ou mon trépas dépend de ta réponse!
RACHEL.
Mais Dieu nous maudira! …
LÉOPOLD.
Qu’importe? si son bras,
En nous frappant tous deux, ne nous sépare pas!
Ensemble.
LÉOPOLD.
Près de celle que j’aime
Je veux vivre et mourir,
Et la mort elle-même
Ne peut nous désunir!
RACHEL.
Près de celui que j’aime
Je veux vivre et mourir,
Et la mort elle-même
Ne peut nous désunir!
Partons … partons! Ici-bas, dans les cieux,
Même sort désormais nous attend tous les deux.
LÉOPOLD, l’entraînant.
Fuyons!
Scène VII.
Les mêmes; Éléazar, se présentant devant eux.
ÉLÉAZAR.
Où courez-vous?
RACHEL, stupéfaite.
Mon père!
ÉLÉAZAR.
Pour m’éviter où portiez-vous vos pas?
Connaissez-vous donc sur la terre
Quelque endroit où n’atteigne pas
La malédiction d’un père?
Trio.
Ensemble.
LÉOPOLD ET RACHEL.
Ah! le remords m’accable!
Oui, c’est un Dieu vengeur
Dont l’aspect redoutable
Me glace de terreur!
ÉLÉAZAR, les regardant l’un après l’autre.
Je vois son front coupable
Glacé par la terreur!
D’un juge inexorable
Craignez le bras vengeur!
ÉLÉAZAR, à Léopold.
Et toi que j’accueillis, toi qui venais sans crainte
Outrager dans ces lieux l’hospitalité sainte,
Va-t’en! … Si tu n’étais un enfant d’Israël,
Si je ne respectais en toi notre croyance,
Mon bras t’aurait déjà frappé d’un coup mortel! …
LÉOPOLD.
Frappe! … Je ne veux pas te ravir ta vengeance,
Je suis chrétien!
ÉLÉAZAR, avec fureur.
Chrétien! … J’aurais dû m’en douter
Rien qu’à la trahison! …
Tirant son poignard.
Et d’un crime semblable …
RACHEL, retenant son bras.
Arrêtez! … Il n’est pas le seul qui soit coupable,
Et la mort qui l’attend, je dois la mériter;
Oui, je l’aime! … je l’aime!
Notre crime est le même;
A son juste trépas
Je ne survivrai pas!
Ensemble.
RACHEL.
C’est moi qui suis coupable:
Grâce! … et que ma douleur
D’un juge redoutable
Désarme la rigueur!
LÉOPOLD.
C’est moi qui suis coupable,
Et parjure à l’honneur,
Oui, le remords m’accable
Et déchire mon coeur!
ÉLÉAZAR.
Quoi! ces chrétiens que je déteste
Me raviraient encor mon enfant!
RACHEL.
Près de vous,
Nous resterons, je vous l’atteste;
Pardonnez-lui, mon père, et qu’il soit mon époux!
Pour lui, pour moi, mon père,
J’invoque votre amour;
Ses yeux à la lumière
Pourront s’ouvrir un jour;
Notre loi qu’il ignore,
Qu’il l’apprenne de vous;
Hélas! je vous implore,
Bénissez mon époux!
Hélas! si d’une mère
J’avais connu l’amour,
Sa voix à ma prière
S’unirait en ce jour!
C’est elle qui m’inspire,
Et je crois près de vous
L’entendre ici me dire:
Il sera ton époux.
ÉLÉAZAR.
Un chrétien!!! … Mais l’hymen qu’ici ton coeur désire,
C’est la mort, le bûcher qui tous deux vous attend.
Si l’on savait jamais …
RACHEL.
Eh! qui pourra le dire?
Hormis vous, qui saura le secret d’où dépend
Le bonheur de ma vie? … Ah! par pitié, mon père,
De votre fille en pleurs écoutez la prière!
ÉLÉAZAR.
Il est chrétien! … Son coeur, qui déjà m’a trahi,
Bientôt, je le prévois, doit te trahir aussi! …
RACHEL.
Jamais, jamais!
LÉOPOLD, à part.
Grand Dieu!
RACHEL.
Croyez-en sa promesse.
ÉLÉAZAR.
Eh bien donc, puisqu’ici ma fureur vengeresse
Doit céder à tes pleurs … que le ciel en courroux
Comme moi te pardonne! … et qu’il soit ton époux!
RACHEL, poussant un cri de joie, et se jetant dans les bras d’Éléazar.
Mon père! …
LÉOPOLD, poussant un cri de terreur.
O ciel! …
RACHEL, se retournant et le regardant.
Eh bien donc! … qu’avez-vous?
Ensemble.
LÉOPOLD.
O mon Dieu! que ferai-je,
Parjure et sacrilège?
Ah! c’est trop de forfaits!
Désespoir! anathème!
Le ciel que je blasphème
Me maudit à jamais!
RACHEL.
Lorsque Dieu nous protège,
Quelle crainte l’assiège
Et trouble ainsi ses traits?
C’est mon père lui-même
Qui vient à ce que j’aime
De m’unir pour jamais.
ÉLÉAZAR.
Quand mon bras le protège,
Quelle crainte l’assiége
Et trouble ainsi ses traits?
Oui, ma bonté suprême
A ce chrétien qu’elle aime
Va l’unir pour jamais.
ÉLÉAZAR, entre eux deux.
A genoux! à genoux! … prêtre de notre loi,
A Rachel.
Que je reçoive ici tes serments et sa foi!
LÉOPOLD, retirant sa main.
Jamais! jamais!
RACHEL.
Qu’oses-tu dire?
LÉOPOLD.
Je ne puis.
RACHEL ET ÉLÉAZAR.
Et pourquoi?
LÉOPOLD.
Je ne puis, laissez-moi …
Et la terre et le ciel sont prêts à me proscrire!
RACHEL.
Si tu m’aimes … qu’importe? … Ici tu le disais.
ÉLÉAZAR.
Et moi je l’ai prévu: trahison … anathème! …
Maudits soient les chrétiens et celui qui les aime!
LÉOPOLD, à Rachel.
Ah! … je t’aime plus que jamais.
Mais cet hymen, vois-tu, c’est un crime … un blasphème.
Ne m’interroge pas, je dois fuir … je le dois.
Adieu, Rachel, adieu pour la dernière fois!
Ensemble.
LÉOPOLD.
Parjure et sacrilège
Ah! le remords m’assiége,
Et c’est trop de forfaits!
Désespoir! anathème!
Le ciel que je blasphème
Me maudit à jamais!
ÉLÉAZAR.
D’un chrétien sacrilège
Et que l’enfer protége
Je connais les projets.
Désespoir! anathème!
Et que Dieu qu’il blasphème
Le maudisse à jamais!
RACHEL.
De ce coeur sacrilège
Et que l’enfer protége
Quels sont donc les projets?
Désespoir! anathème!
J’en jure par Dieu même,
Je saurai ses secrets.
Léopold se précipite par la porte de la rue. Éléazar anéanti tombe sur un siége et cache sa tête dans ses mains. Rachel se lève, saisit le manteau que Léopold a laissé sur un des meubles, s’en enveloppe, et s’élance dans la rue sur les pas de Léopold.
Acte troisième
Des jardins magnifiques. On aperçoit dans le lointain les beaux points de vue et les riches paysages du canton de Thurgovie. – A gauche, sous un dais de velours, est placée la table de l’empereur, élevée au-dessus de toutes les autres, et à laquelle on monte par des gradins couverts également de belles étoffes de velours. L’empereur est assis, ayant à sa droite le cardinal de Brogni, représentant le Saint-Siége, alors vacant; un peu au-dessous Eudoxie et Léopold; à gauche, et à des tables inférieures, les princes, les ducs, les électeurs de l’empire. A droite, de distance en distance, des dressoirs à vins, des dressoirs à vaisselle, chargés de riches vases de belle orfèvrerie. Au lever du rideau paraissent quatre hommes à cheval portant les plats d’honneur. Des pages vont les prendre et les posent sur la table de l’empereur; d’autres pages vont et viennent, portent les différents mets, offrent des vins, et font le service de la table impériale. A droite, au-dessus des buffets d’argenterie, des cavaliers et des dames, assis sur des gradins disposés en amphithéâtre. Au fond, des soldats qui empêchent le pe d’approcher.
Scène première.
Brogni, Léopold, Eudoxie, l’Empereur, Princes, Ducs, Électeurs, Seigneurs et Dames, Soldats, Peuple, etc.
CHOEUR DU PEUPLE.
Jour mémorable!
Jour de splendeur!
Vois-tu la table
De l’empereur?
Ballet.
On exécute en présence de l’empereur, de la cour et des cardinaux, des danses et des divertissements du temps. À la fin du divertissement et du banquet impérial, l’empereur se lève et descend de son trône; il remercie sa nièce Eudoxie et Léopold, et sort suivi de tous ses grands officiers et des gens de sa maison. Après le départ de l’empereur, tous les seigneurs et les prélats entourent Léopold, et le félicitent de la faveur qu’il vient de voir.
EUDOXIE ET LE CHOEUR.
Sonnez, clairons! Que vos chants de victoire
Montrant Léopold.
Portent ses exploits jusqu’aux cieux.
Que dans ce jour les palmes de la gloire
Ornent son front victorieux!
EUDOXIE.
Pour fêter un héros dont la gloire m’est chère,
Les princes de l’Église et les rois de la terre
A ma voix se sont réunis! …
LÉOPOLD, à part.
Quoi! tant d’honneurs sur le front d’un coupable!
Mon Dieu, délivrez-m’en! Leur estime m’accable,
Et je préfère leur mépris.
LE CHOEUR.
Sonnez, clairons! Que vos chants de victoire
Portent ses exploits jusqu’aux cieux!
Que dans ce jour les palmes de la gloire
Ornent son front victorieux!
Scène II.
Les mêmes; Éléazar, Rachel.
Éléazar, tenant un coffret d’or et conduit par le majordome, s’approche d’Eudoxie.
ÉLÉAZAR, à Eudoxie.
A vos ordres soumis, j’apporte en ce palais
Ce joyau précieux!
RACHEL, levant les yeux et apercevant Léopold.
O ciel! voilà ses traits!
Ensemble.
ÉLÉAZAR.
O surprise! ô terreur nouvelle!
Je vois Samuel en ces lieux!
C’est lui! c’est bien lui, l’infidèle!
Ah! je n’ose en croire mes yeux!
LÉOPOLD.
O surprise! ô terreur nouvelle!
Un sort fatal l’offre à mes yeux!
Et sur ma tête criminelle
Gronde la vengeance des cieux!
LE CHOEUR.
O ciel! il frémit, il chancelle!
Vers la terre il baisse les yeux!
D’où vient cette terreur mortelle
Dans un instant si glorieux?
EUDOXIE, regardant la chaîne que lui a remise Éléazar.
Ah! combien cette chaîne est belle!
Que ce travail est précieux!
Oui, cette surprise nouvelle
D’un époux charmera les yeux!
RACHEL, cachée par un groupe, et regardant Léopold.
C’est lui! … c’est bien lui! l’infidèle!
Et dans ces lieux, amant heureux,
S’il me fuyait, c’était pour elle!
Ah! je saurai briser leurs noeuds!
EUDOXIE, se levant et s’approchant de Léopold.
Au nom de l’empereur, de l’honneur et des dames
Qui des nobles guerriers électrisent les âmes,
Preux chevalier, fléchissez les genoux
Et recevez ce don que j’offre à mon époux!
ÉLÉAZAR ET RACHEL.
Son époux!
RACHEL, s’élance entre Eudoxie et Léopold.
Arrêtez!
EUDOXIE, ET LÉOPOLD.
Ah! grands Dieux!
RACHEL arrachant à Léopold la chaîne qu’il tient dans sa main, et la rendant à Eudoxie.
Reprends ce noble signe,
Le signe de l’honneur; son coeur n’en est pas digne!
EUDOXIE, avec indignation.
Lui, mon époux!
RACHEL.
Ce n’est plus ton époux.
Non, ce n’est plus ce guerrier redoutable
Des Hussites vainqueur! C’est un lâche, un coupable
Que je dénonce aux yeux de tous!
Elle s’avence près de Bregni et des membres du concile. Éléazar count près de Rachel.
ÉLÉAZAR.
Tais-toi! tais-toi! Rachel!
RACHEL, sans l’écouter, et à voix haute.
Il est coupable!
BROGNI.
Quel crime a-t-il commis?
RACHEL.
Le plus épouvantable!
Celui que votre loi punit par le trépas!
Chrétien, il eut commerce avec une maudite!
Une juive! … une israélite!
EUDOXIE.
Non, non! Cela ne se peut pas!
RACHEL.
Et cette juive, sa complice …
Qui comme lui mérite le supplice …
EUDOXIE.
Quelle est-elle?
RACHEL, à voix haute.
C’est moi!
Se retournant vers Léopold qui veut l’interrompre.
Ne me connais-tu pas?
Sextuor.
Ensemble.
EUDOXIE ET LÉOPOLD.
Je frissonne et succombe
Et d’horreur et d’effroi!
Et j’appelle la tombe
Qui va s’ouvrir pour moi!
RACHEL.
Il frissonne et succombe
Et d’horreur et d’effroi!
Que votre glaive tombe
Sur lui comme sur moi!
ÉLÉAZAR.
Notre cause succombe!
Je sais quelle est leur loi;
Je vois s’ouvrir la tombe
Et pour elle et pour moi!
BROGNI, ET LE CHOEUR.
Je frissonne et succombe
Et d’horreur et d’effroi,
Sur lui faut-il que tombe
Le glaive de la loi!
ÉLÉAZAR, tenant Rachel dans ses bras, et montrant Léopold.
Eh bien! nobles seigneurs, prêtres et cardinaux,
Qu’attendez-vous? Qui retient votre glaive?
Gardez-vous pour nous seuls les fers et les bourreaux?
RACHEL.
Et le coupable heureux qui par le rang s’élève
A-t-il le droit d’impunité?
BROGNI, regardant Léopold.
Il se tait … ô mon Dieu! C’est donc la vérité!
Brogni, auquel les cardinaux et les évêques ont parlé à voix basse, s’avance au milieu du théâtre et étend les mains vers Éléazar, Rachel et Léopold.
Malédiction.
Vous qui du Dieu vivant outragez la puissance,
Soyez maudits!
Vous que tous trois unit une horrible alliance,
Soyez maudits!
Anathème! anathème!
C’est l’Éternel lui-même
Qui vous a, par ma voix, rejetés et proscrits!
Tout le monde s’éloigne de Léopold, de Rachel et d’Éléazar, qui se trouvent seuls à gauche du théâtre.
De nos temples pour eux que se ferme l’enceinte!
Que de l’eau salutaire et de la table sainte
Ils ne puissent plus approcher!
Que, redoutant leur souffle et leur toucher,
Le chrétien se détourne et s’éloigne avec crainte!
Et maudits sur la terre et maudits dans les cieux,
Que leurs corps soient enfin à leur heure dernière
Laissés, sans sépulture ainsi que sans prière,
Aux injures du ciel qui s’est fermé pour eux!
Ensemble.
LE CHOEUR.
Sur eux anathème!
C’est le ciel lui-même
Qui les a proscrits!
Que l’eau salutaire,
Le feu, la lumière,
Leur soient interdits!
Dieu les a maudits!
LÉOPOLD.
Justice suprême
Retiens l’anathème
Qui les a proscrits!
Entends ma prière,
Et dans ta colère
Que mes jours flétris
Soient les seuls maudits!
RACHEL.
Justice suprême!
Que leur anathème
Qui nous a proscrits
Épargne mon père!
Et dans ta colère
Que mes jours flétris
Soient les seuls maudits!
ÉLÉAZAR, à Brogni et aux cardinaux.
Sur vous anathème!
Jamais Dieu lui-même
Ne nous a proscrits!
Il est notre père
Et par lui j’espère,
Non, jamais ses fils
Ne seront maudits!
Sur un signe de Brogni, Ruggiero et des gardes s’approchent pour saisir Éléazar, Rachel et Léopold. Celui-ci tire son épée et la jette à leurs pieds; la foule s’écarte d’eux au moment où on les entraîne, tandis qu’à droite du théâtre, Eudoxie, les princes et les cardinaux lèvent au ciel leurs mains et leurs yeux épouvantés.
Acte quatrième
Un appartement gothique qui précède la chambre du concile.
Scène première.
EUDOXIE ET PLUSIEURS GARDES à qui elle présente un papier.
Du prince de Brogni voici l’ordre suprême.
Il me permet de voir Rachel quelques instants.
Les gardes sortent par la porte à droite.
Mon Dieu! pour délivrer l’infidèle que j’aime,
Viens soutenir ma voix et dicter mes accents;
Que je sauve ses jours! Et puis qu’après je meure!
Scène II.
Eudoxie, Rachel, amenée par des Gardes qui se retirent.
RACHEL.
Pourquoi m’arrachez-vous à ma sombre demeure?
M’apportez-vous la mort qu’appellent mes souhaits?
Apercevant Eudoxie.
Que vois-je? O ciel! Mon ennemie!
EUDOXIE.
Une ennemie, hélas! qui te supplie!
RACHEL.
Que peut-il entre nous exister désormais?
EUDOXIE.
Pour moi je ne veux rien, mais pour lui seul je tremble,
Ce concile terrible en ce moment s’assemble!
Personne … excepté vous ne pourrait désarmer
Ses juges impitoyables!
Ils le condamneront!
RACHEL, avec ironie.
Ils sont donc équitables!
J’estime les chrétiens, et je vais les aimer!
Duo.
EUDOXIE.
Ah! pour celui qui m’a trahie
Si quelque amour vous reste encor,
Écoutez ma voix qui supplie,
Daignez l’arracher à la mort!
RACHEL.
Non, c’est pour vous qu’il m’a trahie,
Pour vous il a flétri mon sort!
Vous avez partagé sa vie,
Moi je partagerai sa mort!
EUDOXIE.
Rachel!
RACHEL.
Ne viens pas davantage,
Quand nos droits sont égaux, m’envier mon partage!
EUDOXIE.
Ah! je ne veux plus rien, tous nos noeuds sont rompus!
Tout est fini pour moi, puisqu’il ne m’aime plus!
Ensemble.
EUDOXIE.
Mais qu’il vive! qu’il vive!
Ah! que ma voix plaintive
Fléchisse votre coeur!
O vous, mon ennemie,
Accordez-moi sa vie,
Et prenez mon bonheur!
RACHEL.
Moi! permettre qu’il vive
Quand de la pauvre juive
Il a brisé le coeur!
Non! … que ma triste vie
Près de lui soit finie;
C’est là mon seul bonheur!
EUDOXIE.
Vous pouvez le soustraire à l’arrêt implacable
En déclarant ici qu’il n’était pas coupable.
RACHEL.
Pas coupable! … Sais-tu qu’il avilit mes jours?
Sais-tu que je l’aimais? … que je l’aime toujours?
EUDOXIE.
Vous prétendez l’aimer! … lorsque dans votre rage,
Vous n’écoutez que haine et vengeance et courroux!
Et moi que l’infidèle abusait comme vous,
J’oublie en ce moment mon amour, mon outrage,
Et jusqu’à ma fierté … je suis à vos genoux!
Eudoxie tombe eux pieds de Rachel.
Ensemble.
EUDOXIE.
Ah! qu’il vive! qu’il vive!
Et que ma voix plaintive
Désarme votre coeur!
O vous! mon ennemie,
Accordez-moi sa vie
Et prenez mon bonheur!
RACHEL.
Quoi! vous voulez qu’il vive
Quand de la pauvre juive
Il a brisé le coeur!
Et moi qu’il a trahie,
Il faut donc que j’oublie
Ma haine et ma fureur!
EUDOXIE, avec effroi.
Entendez-vous ces pas tumultueux?
C’est lui! C’est lui que l’on traîne au concile!
Si vous tardez encor tout devient inutile!
Il meurt! …
RACHEL, avec émotion.
O ciel!
EUDOXIE.
Rendez-vous à mes voeux!
Ensemble.
RACHEL.
O mon Dieu! que faire?
Dois-je, à sa prière,
Vaincre ma colère
Et sauver ses jours?
O faiblesse extrême!
Oui, malgré moi-même,
Je sens que je l’aime!
Je l’aime toujours!
EUDOXIE.
O Dieu tutélaire!
Entends ma prière,
Calme sa colère
Et sauve ses jours!
O douleur extrême!
Oui, plus que moi-même
Je sens que je l’aime! …
Je l’aime toujours!
RACHEL.
Relève-toi!
EUDOXIE.
Mais qu’avant tout j’obtienne
Grâce et pardon de ton coeur irrité!
RACHEL, à part et rêvant.
Il ne sera pas dit qu’une femme chrétienne
Sur une juive en rien l’ait emporté!
EUDOXIE.
Ainsi que toi, Rachel, le trépas, je l’espère,
Aura bientôt terminé ma misère …
Mais Léopold vivra du moins! … C’est mon seul voeu!
Eudoxie s’incline devant Brogni qui entre en ce moment, et elle sort en regardant encore Rachel
Scène III.
Rachel, Brogni, plusieurs Gardes.
Duettino.
BROGNI, à Rachel.
Devant le tribunal vous allez comparaître.
RACHEL.
Eh bien! ce tribunal entendra mon aveu.
BROGNI.
Quel sera-t-il?
RACHEL.
Lui seul doit le connaître;
Je ferai mon devoir, et m’abandonne à Dieu.
BROGNI.
Cet aveu pourra-t-il conjurer la tempête?
RACHEL.
Oui, d’un front qui m’est cher il la détournera!
BROGNI.
Et ne peut-il sauver ta tête?
RACHEL.
Oh, non! … la mienne tombera!
BROGNI.
Ainsi donc, à la mort vous courez sans défense?
RACHEL.
Je l’attends du moins sans pâlir.
BROGNI.
N’avez-vous donc plus d’espérance?
RACHEL.
Il m’en reste une encor … le sauver, et mourir!
Ensemble.
BROGNI, la regardant avec émotion et pitié.
Quelle est donc cette voix secrète
Qui du fond de mon coeur s’élève et la défend?
Ah! je pleure sur elle, et mon âme inquiète
Frémit du destin qui l’attend.
RACHEL, regardant Brogni avec surprise.
Qu’il est ému! … Sur moi d’où vient qu’il jette
Un long regard si triste et si touchant?
On dirait qu’une voix secrète
Pour moi lui parle et me défend.
BROGNI, à Rachel que les gardes emmènent dans la chambre du concile.
Allez, Rachel, allez, je veillerai sur vous.
Suivant toujours Rachel des yeux.
Mourir si jeune! … Un seul espoir me reste! …
Éléazar encor peut détourner les coups
De l’humaine justice et du courroux céleste.
Il vient.
Aux soldats qui escortent Éléazar.
Allez, et laissez-nous.
Scène IV.
Brogni, Éléazar.
Duo.
BROGNI.
Ta fille en ce moment est devant le concile,
Qui va prononcer son arrêt.
Toi, son complice, en vain mon coeur voudrait
Tenter pour te sauver un effort inutile:
Ton sort est dans tes mains … Aux flammes du bûcher,
En abjurant ta foi, toi seul peux t’arracher!
ÉLÉAZAR.
L’ai-je bien entendu? …
Que me proposes-tu?
Renier la foi de mes pères!
Vers des idoles étrangères
Courber mon front et l’avilir!
Non, non, jamais! … Plutôt mourir!
Ensemble.
BROGNI.
Que son oeil se dessille,
Que la vérité brille
A ses regards heureux!
Dieu! dissipez son rêve!
Qu’il triomphe et s’élève
Près de vous jusqu’aux cieux!
ÉLÉAZAR.
Qu’en vos mains le fer brille,
Que la flamme pétille,
C’est combler tous mes voeux!
Que mon destin s’achève,
Le bûcher qui s’élève
Nous rapproche des cieux!
BROGNI.
Mais le Dieu qui t’appelle est un Dieu redoutable!
ÉLÉAZAR.
Non, le Dieu de Jacob est le seul véritable!
BROGNI.
Et pourtant dans l’opprobre il laisse ses enfants!
ÉLÉAZAR.
Si de leurs fronts vainqueurs les palmes sont tombées,
Dieu, qui dans les combats guidait les Machabées,
Rendra bientôt ses fils libres et triomphants!
Ensemble.
BROGNI.
Que son oeil se dessille,
Que la vérité brille
A ses regards heureux!
Dieu! dissipez son rêve,
Qu’il triomphe et s’élève
Près de vous jusqu’aux cieux!
ÉLÉAZAR.
Qu’en vos mains le fer brille,
Que la flamme pétille,
C’est combler tous mes voeux!
Que mon destin s’achève,
Le bûcher qui s’élève
Nous rapproche des cieux!
BROGNI.
Ainsi tu veux mourir?
ÉLÉAZAR.
Oui, c’est mon espérance;
Mais je veux avant tout, et sur quelque chrétien,
Me venger! Ce sera sur toi!
BROGNI.
Je ne crains rien!
Et je puis braver ta vengeance!
ÉLÉAZAR.
Peut-être! …
BROGNI.
Que dis-tu? …
ÉLÉAZAR.
Je ne suis pas, je pense,
Le seul à qui la flamme, hélas! aura ravi
Ce que j’avais de plus cher! … Vous aussi,
Quand, du roi Ladislas secondant la furie,
Les fiers Napolitains dans Rome sont entrés,
Vous avez vu vos toits au pillage livrés,
Et ton palais en proie à l’incendie!
Et ta femme expirante! … et ta fille chérie,
En recevant le jour, mourante à ses côtés …
BROGNI.
Tais-toi, tais-toi, cruel! Que ces jours détestés,
Par qui j’ai tout perdu, s’effacent et s’oublient!
ÉLÉAZAR, à demi-voix et avec force.
Non, tu n’avais pas tout perdu!
Les juifs par toi bannis de Rome …
BROGNI, avec émotion.
Que dis-tu?
ÉLÉAZAR.
Oui, ces juifs que vos lois châtient
Étaient là … déguisés … errants … mais les premiers
Courant braver la flamme et sauver vos foyers!
L’un d’eux avait saisi ta fille;
L’un d’eux l’avait vivante emportée en ses bras!
BROGNI, hors de lui.
Et quel est-il? Réponds.
ÉLÉAZAR.
Tu ne le sauras pas!
BROGNI, hors de lui.
Ma fille! … mon enfant! Quoi! ce n’est point un rêve?
Ah! par pitié, cruel, achève.
S’agenouillant devant lui.
Tu me vois à tes pieds: daigne combler mes voeux,
Dis un mot, un seul mot, ou j’expire à tes yeux!
ÉLÉAZAR, d’un air triomphant.
Eh! de quel droit viens-tu, toi que la haine anime,
Implorer ton pardon aux pieds de ta victime?
Non, non, je reste sourd à tes vaines douleurs;
J’ai bravé le bûcher, je braverai tes pleurs!
Oui, ta fille respire,
Oui, je connais son sort, et seul je peux le dire;
Mais j’emporte au tombeau mon secret avec moi.
Calme, j’attends la mort, et tu trembles d’effroi.
Qu’en vos mains le fer brille,
Que la flamme pétille,
C’est combler tous mes voeux!
Que mon destin s’achève!
Le bûcher qui s’élève
Nous rapproche des cieux!
BROGNI.
Tu le veux, tu le veux!
N’accuse que toi seul d’un arrêt odieux.
Il entre dans la salle du concile.
Scène V.
ÉLÉAZAR, seul.
Va prononcer ma mort: ma vengeance est certaine;
C’est moi qui pour jamais te condamne à gémir!
J’ai fait peser sur toi mon éternelle haine,
Et maintenant je puis mourir!
Mais ma fille! … ô Rachel! … quelle horrible pensée
Vient soudain déchirer mon coeur!
Délire affreux! ragé insensée!
Pour me venger, c’est toi qu’immole ma fureur!
Air.
Rachel! quand du Seigneur la grâce tutélaire
A mes tremblantes mains confia ton berceau,
J’avais à ton bonheur voué ma vie entière,
O Rachel! … Et c’est moi qui te livre au bourreau!
J’entends une voix qui me crie:
»Préservez-moi de la mort qui m’attend;
Je suis si jeune, et je tiens à la vie.
Mon père, épargnez votre enfant!«
Et d’un seul mot arrêtant la sentence,
Je puis te soustraire au trépas!
J’abjure à jamais ma vengeance,
Non, Rachel, tu ne mourras pas!
LE CHOEUR DU PEUPLE, en dehors.
Au bûcher, les juifs! qu’ils périssent!
La mort est due à leurs forfaits!
ÉLÉAZAR.
Quels cris de fureur retentissent!
Vous demandez ma mort, chrétiens! … et moi j’allais
Vous rendre mon seul bien, mon trésor! … non, jamais!
Israël en est fier; Israël la réclame;
C’est au Dieu de Jacob que j’ai promis sou âme!
Elle est à nous; c’est notre enfant.
Et j’irais en tremblant pour elle
Prolonger ses jours d’un instant,
Pour la déshériter de la vie éternelle,
Et du ciel qui l’attend!
Non, non, Dieu m’éclaire!
Fille chère,
Près d’un père
Viens mourir;
Et pardonne,
Quand il donne
La couronne
Du martyr!
Plus de plainte,
Vaine crainte
Est éteinte
En mon coeur.
Saint délire!
Dieu m’inspire,
El j’expire
Vainqueur.
Dieu m’éclaire!
Fille chère,
Près d’un père
Viens mourir:
Et pardonne,
S’il te donne
La couronne
Du martyr!
En ce moment, Ruggiero et plusieurs gardes paraissent à la porte de la chambre du concile, et font signe à Éléazar de les suivre. Il se précipite sur leurs pas, et, pendant ce temps, on entend en dehors le choeur du peuple.
LE CHOEUR DU PEUPLE.
Au bûcher, les juifs! … qu’ils périssent!
La mort est due à leurs forfaits!
Acte cinquième
Une vaste tente soutenue par des colonnes gothiques, dont les chapiteaux sont dorés. Cette tente domine toute la ville de Constance, et l’on aperçoit la grande place et les principaux édifices. A l’extrémité de la grande place, une énorme cuve d’airain chauffée par un brasier ardent; autour de la place, des gradins en amphithéâtre garnis de peuple.
Scène première.
Hommes et Femmes du peuple, se précipitant au milieu de la tente préparée pour recevoir les membres du concile, et contemplant les apprêts du supplice.
LE CHOEUR.
Plaisir, ivresse et joie!
Contre eux que l’on déploie
Et le fer et le feu!
Gloire! gloire! gloire à Dieu!
DES GENS DU PEUPLE.
Plus de travaux et plus d’ouvrage,
Jour de liesse et de plaisir!
Pour nous trouver sur leur passage,
Amis, hâtons-nous d’accourir!
D’AUTRES GENS DU PEUPLE.
O spectacle qui nous enchante!
D’AUTRES GENS DU PEUPLE.
Des juifs nous serons donc vengés.
D’AUTRES GENS DU PEUPLE.
On dit que dans l’onde bouillante
Vivants ils seront tous plongés!
LE CHOEUR.
Plaisir, ivresse et joie!
Contre eux que l’on déploie
Et le fer et le feu!
Gloire! gloire! gloire à Dieu!
Scène II.
Les mêmes; Éléazar paraît à gauche, entouré de Soldats, et précédé de plusieurs compagnies de Pénitents bleus, gris et blancs; Rachel, vêtue de blanc et les pieds nus, s’avance du côté opposé, amenée par des Gardes.
RACHEL court dans les bras de son père, puis jetant un regard d’effroi sur le peuple qui les entoure et sur les apprêts du supplice.
Vois-tu de ce bûcher la flamme qui pétille?
O mon père! … j’ai peur!
ÉLÉAZAR.
Du courage, ma fille!
Adieu donc, ô Rachel! adieu, mes seuls amours!
Séparés! … mais bientôt réunis pour toujours!
Scene III.
Les mêmes; Ruggiero, suivi des Secrétaires du concile, et tenant à la main l’arrêt da condamnation.
Finale.
RUGGIERO, faisant signe à Éléazar et à Rachel de s’avancer.
Le concile prononce un arrêt rigoureux:
Il vous a condamnés!
ÉLÉAZAR.
Tous les trois?
RUGGIERO.
Tous les deux!
ÉLÉAZAR ET RACHEL.
Et Léopold?
RUGGIERO.
Dans sa toute-puissance,
L’empereur le bannit! … De fidèles soldats
Loin des murs de Constance
Ont entraîné ses pas!
ÉLÉAZAR, avec indignation.
On épargne ses jours! Lui qui fut son complice!
Voilà donc des chrétiens l’éternelle justice!
RUGGIERO.
Un témoin digne de foi
Le déclare innocent.
ÉLÉAZAR.
Qui l’ose attester?
RACHEL.
Moi!
ÉLÉAZAR, d’un ton de reproche.
Quoi! Rachel! quoi! c’est toi
Qui le dérobes au supplice?
RUGGIERO, à Rachel.
Que votre voix déclare et publie en ces lieux
Que nul ne vous dicta ces importants aveux!
RACHEL, s’adressant au peuple.
Devant Dieu qui connaît quel sentiment me guide,
Devant ce Dieu qui seul peut lire dans mon coeur,
De nouveau je l’atteste: oui, ma bouche perfide
Hier a proclamé le mensonge et l’erreur!
LE CHOEUR.
O forfait exécrable!
RACHEL.
Oui, ma jalousie implacable
Voulut perdre ce que j’aimais,
Et Léopold n’est pas coupable
Du crime dont je l’accusais.
Ensemble.
ÉLÉAZAR.
Funeste amour qui seul la guide!
Funeste générosité!
Pour sauver les jours d’un perfide
Elle trahit la vérité!
RUGGIERO ET LE CHOEUR.
O Dieu! notre souverain guide,
C’est par ton pouvoir redouté
Que l’infidèle, la perfide,
Rend hommage à la vérité!
RACHEL, à part.
O toi! mon soutien et mon guide,
Mon Dieu, ne sois pas irrité!
Oui, c’est pour sauver un perfide
Que j’ai trahi la vérité!
RUGGIERO.
Vous avez tous les deux, dans un fatal délire,
Accusé faussement un prince de l’empire,
Le bûcher vous attend,
Des enfants d’Israël trop juste châtiment!
Scène IV.
Les mêmes; Brogni et les Principaux membres du concile.
LE CHOEUR.
Gloire au juge équitable
Dont la voix redoutable
Sait punir le coupable
Et venge l’innocent!
Montrant Éléazar et Rachel.
Que s’accomplisse
Leur châtiment!
De leur supplice
Voici l’instant.
RACHEL, à Éléazar.
Prête à quitter la terre,
Asile de douleurs,
Bénissez-moi, mon père,
Et cachez-moi vos pleurs.
BROGNI, à Éléazar.
A ton heure dernière,
Oubliant ta rigueur,
Révèle ce mystère
D’où dépend mon bonheur!
ÉLÉAZAR, regardant tour à tour Rachel et Brogni.
Mon Dieu! mon Dieu! que dois-je faire?
Combats affreux! Tourment cruel!
Regardant Rachel.
Faut-il la laisser sur la terre?
Ou bien la rendre à l’Éternel?
Inspire-moi, dieu d’Israël!
RUGGIERO, donnant le signal du supplice.
Il est temps!
LE CHOEUR.
Plaisir, ivresse et joie!
Contre eux que l’on déploie
Et le fer et le feu!
Gloire! gloire! gloire à Dieu!
La marche du cortège funèbre commence; on sépare Éléazar de Rachel, et on va l’entraîner.
ÉLÉAZAR, s’écriant.
Arrêtez!
Brogni fait signe de suspendre la marche.
ÉLÉAZAR, montrant Rachel.
Un seul mot!
Brogni donne l’ordre de laisser Éléazar parler seul à Rachel.
ÉLÉAZAR, prenant Rachel par la main, l’amène au bord du théâtre et lui dit à voix basse.
Rachel! Je vais mourir!
Veux-tu vivre?
RACHEL, froidement.
Pourquoi? pour aimer et souffrir?
ÉLÉAZAR.
Non! pour briller au rang suprême!
RACHEL.
Sans vous?
ÉLÉAZAR, froidement.
Sans moi!
RACHEL, étonnée.
Comment?
ÉLÉAZAR.
Ils veulent sur ton front verser l’eau du baptême;
Le veux-tu, mon enfant?
RACHEL, avec indignation.
Qui? moi chrétienne! … moi! … non!
Montrant le bûcher.
La flamme étincelle!
Venez!
ÉLÉAZAR, montrant Brogni et les cardinaux.
Leur Dieu t’appelle!
RACHEL, montrant le bûcher.
Et le nôtre m’attend!
ÉLÉAZAR, avec enthousiasme.
C’est le ciel qui t’inspire,
Je te rends au trépas!
Viens! courons au martyre!
Dieu nous ouvre ses bras!
La marche du cortége reprend. Brogni et les membres du concile sont à la droite du théâtre; Rachel passe devant eux, et marche au supplice. Pendant qu’on lui voit monter l’escalier qui conduit à la cuve d’airain, Éléazar passe à son tour près de Brogni qui l’arrête par le bras et lui dit à demi-voix.
BROGNI.
Prêt à mourir, réponds à ma voix qui t’implore:
Cette enfant que ce juif aux flammes arracha? …
ÉLÉAZAR, froidement.
Eh bien!
BROGNI.
Réponds; ma fille existe-t-elle encore?
ÉLÉAZAR, regardant Rachel qui vient de monter sur la plate-forme au-dessus de la cuve.
Oui!
BROGNI, avec joie.
Dieux! … achève! où donc est-elle?
ÉLÉAZAR, lui montrant Rachel que l’on précipite en ce moment dans la cuve bouillante.
La voilà!!!
Brogni pousse un cri et tombe à genoux en cachant sa tête dans ses mains. Éléazar jette sur lui un regard de triomphe, puis marche d’un pas ferme au supplice.
LE CHOEUR.
Plaisir! ivresse et joie!
Contre eux que l’on déploie
Et le fer et le feu!
Gloire! gloire! gloire à Dieu!
En ce moment Éléazar monte l’escalier qui conduit à la cuve d’airain.